Le recul des glaciers suisses, perceptible jusqu’aux yeux de la gardienne de la cabane de Valsorey (VS), met en péril un élément fondamental de l’identité suisse. Un géographe à l’Université de Genève éclaire cette connexion profonde entre la montagne et l’imaginaire national, aujourd’hui menacée par le changement climatique.
Si l’on suit les dernières statistiques de l’OFS, la Suisse devrait se retrouver orpheline de ses glaciers à l’horizon 2070. Au-delà de la fonte de ces géants blancs, ancrage certes important dans l’identité alpine, le changement climatique incombe un enjeu bien plus grand que la seule perte de valeur paysagère.
Cet article s’inscrit dans un thématique questionne l’interaction entre patrimoine suisse et climat. Une illustration originale des effets du changement climatique sur différentes facettes de la société.
– Le fromage, produit du terroir phare de l’identité helvétique, risque de perdre de son goût unique dû aux modifications de la flore alpine et au manque d’eau, conséquence de la hausse du thermomètre.
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– Le tourisme hivernal, inventé à St-Moritz en 1864, contribue également de manière emblématique au slogan «Made in Switzerland», dont la faîtière tente de sortir de cette image blanche de la Suisse au vu du manque d’enneigement constant de ces dernières années.
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– Au niveau politique, il existe un véritable paradoxe. Comment peut-on défendre notre patrimoine identitaire suisse sans prendre en compte le changement climatique?
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«Sur nos monts, quand le soleil, Annonce un brillant réveil». Ces deux premiers vers de l’hymne national suisse illustrent de manière emblématique l’attachement du pays à la montagne. Cette identité alpine qui continue d’être ancrée dans l’imaginaire suisse se détériore à la lueur du changement climatique: la fonte sans précédent des glaciers qui, selon les derniers chiffres de l’OFS, ont perdu 20% de leur volume total en seulement 20 ans, soit environ 3% par année.
J’avais l’impression que ça fondait en temps réel
Isabelle Balleys, gardienne de la cabane du Valsorey
Isabelle Balleys, gardienne depuis plus de quinze ans de la cabane de Valsorey (VS), non loin du col du Grand Saint-Bernard, a observé cette fonte massive au fil des années: «Je suis entourée des glaciers du Métin, du Valsorey et du Sonadon et c’est impressionnant de voir à quel point ils reculent d’année en année. C’est vraiment triste. » Pour l’année 2022, toujours selon les données de l’OFS, les glaciers ont perdu plus de 6% de leur volume total, ce qui en a fait une année record. Isabelle Balleys s’en souvient comme si c’était hier: «J’avais vraiment l’impression que ça fondait en temps réel, je sentais qu’il se passait un truc particulier, c’était vraiment flippant.»
Les conséquences directes de cette fonte se traduisent souvent par la multiplication des chutes de pierres dans la région, incitant les randonneurs à éviter certaines zones, indiquait Blick en novembre dernier. Des différences sur le terrain, la gardienne et alpiniste les vit au quotidien: «Avant, quand on partait de la cabane, on mettait les crampons pour traverser le glacier, mais maintenant, c’est tout de la caillasse [cailloux]… Encore récemment, il y a eu de nouveau un gros éboulement.» Bien qu’il s’agisse de randonneurs «aguerris» qu’accueille Isabelle Balleys dans sa cabane, elle leur déconseille fortement de prendre certains passages, jugés trop dangereux actuellement. Dans sa cabane, toutefois, la gardienne ne se sent pas en péril, c’est surtout la lente disparition de ce paysage de glace qui la bouleverse: «Les glaciers font partie de notre identité que l’on risque de perdre. Même en regardant au loin, on voit que le massif du Mont-Blanc n’a déjà plus la même allure.»
Montagnes et glaciers: piliers de l’identité suisse
En 2019, l’alpinisme est inscrit dans le patrimoine culturel immatériel de l’UNESCO qui le définit comme une «pratique physique traditionnelle qui se caractérise par une culture partagée, regroupant la connaissance de l’environnement de la haute montagne, l’histoire de la pratique et des valeurs qui lui sont associées, et des savoir-faire spécifiques». En quoi cette identité alpine fait-elle partie intégrante de notre patrimoine suisse?
Géographe et spécialiste des imaginaires sociaux de la montagne à l’Université de Genève (Unige), Bernard Debarbieux nous renseigne sur l’importance du rôle de la montagne dans la constitution de la suisse moderne du XIXᵉ siècle: «Il y a eu une vraie réflexion sur l’identité nationale helvétique qui a conduit à distinguer deux éléments véritablement constitutifs de la Suisse: à la fois le système politique et la référence à la montagne.» Sur le rôle de nos monts, il ajoute: «il y avait déjà une sorte de capital de valeur paysagère qui était facile à mobiliser parce que d’emblée, il faisait l’unanimité, même auprès des citadins qui n’ont pas forcément des montagnes près de chez eux.»
La dimension culturelle, présente aussi dans l’exemple de l’alpinisme, constitue une composante importante à souligner. Dans le cas des glaciers, plutôt associés à des valeurs scientifiques de prime abord, Bernard Debarbieux insiste aussi sur leur influence dans le domaine artistique: «Il y a toute une école de la peinture paysagère suisse et européenne qui a joué un rôle extrêmement important dans l’appréciation des glaciers en tant que tels, devenant des symboles d’esthétisme.»
Une Suisse privée de ses glaciers, parce qu’un jour ou l’autre ça va arriver, demeurera une Suisse de montagnes
Bernard Debarbieux, géographe à l’Unige
L’accélération de la fonte des glaciers ces dernières années questionne le besoin d’envisager une nouvelle identité suisse dissociée de ces géants blancs. Car au rythme actuel, leur volume total devrait diminuer de moitié à l’horizon 2050. Pragmatique, le spécialiste de l’Unige estime qu’il n’y aura que peu d’impact sur l’identité nationale: «Des monts emblématiques tels que le Pilate, le Cervin et d’autres ne sont pas nécessairement des sommets glaciaires. Une Suisse privée de ses glaciers, parce qu’un jour ou l’autre ça va arriver, demeurera une Suisse de montagnes».
À l’image de l’ancienne vallée glaciaire de Yosemite, en Californie (USA), qui figure comme l’un des lieux les plus emblématiques au monde de la pratique de l’alpinisme, le géographe tient à rassurer: «Ce n’est pas parce qu’une montagne a perdu ses glaciers qu’elle perd son attractivité paysagère. Il faudra prendre le temps d’adapter le regard à une réalité objective qui change.»