L’interview en milieu carcéral est un exercice parsemé d’embuches. S’il est crucial de donner la parole aux détenus, comment le faire sans les mettre en danger, ni participer aux logiques de surveillances qui les oppressent? Analyse du travail d’Allan Kaval dans un centre de détention syrien.
Le 30 octobre 2019, Allan Kaval, journaliste pour le quotidien français Le Monde, est confronté à une opportunité unique. Les milices kurdes, chargées d’administrer une prison syrienne où sont incarcérés les membres de Daesh, ont accepté de lui donner accès au site. Le temps qui lui est imparti est court et les conditions d’entretien sont exceptionnellement difficiles. Pourtant, de cette visite, et en seulement quarte heures sur place, il tire un reportage, un portrait… et le prix Albert Londres.
Deux textes qui portent pour titre: « Dans le nord-est de la Syrie, la mort lente des prisonniers djihadistes » et « Mourad, entraîné à 12 ans par ses parents dans le « califat » de l’EI, oublié par la France dans une prison du Nord-Est syrien« . Ces articles jumeaux, publiés le lendemain (le 31 octobre 2019) dans une double page du Monde, reposent sur deux sources principales : d’une part, les impressions du journaliste, la description qu’il rapporte de la prison en sa qualité de témoin direct de la situation ; d’autre part, sur les témoignages des prisonniers, recueillis tant bien que mal, plus ou moins à l’insu des geôliers. Dans cet exemple archétypal d’une production journalistique réalisée sous des contraintes extrêmes, les méthodes de recherche en sont réduites à leur substantifique moelle. Ce travail tâchera de les analyser à l’aune de la littérature scientifique.
Pour ce faire, nous examinerons les enjeux idiosyncratiques des entretiens carcéraux, les difficultés qui leur sont propres et la façon dont Allan Kaval s’en est accommodé, avant de finir par une conclusion.
L’entretien en milieu carcéral
Dans la littérature scientifique, très peu de recherches ont été menées sur l’interview journalistique, en particulier dans le domaine carcéral (Carpenter, Cepak & Peng, 2018). Or, le travail journalistique se rapproche à bien des égards de celui du chercheur. Les deux mènent des entretiens et soulèvent des questionnements similaires (Gotlib Conn, 2008). Dès lors, bien qu’il ait pour objectif d’analyser une production journalistique, ce travail se fonde principalement sur des travaux ayant trait aux méthodes qualitatives en sciences sociales, où la documentation est plus extensive.
Car l’entretien en milieu carcéral est un « champ de mine méthodologique1 » (Schlosser, 2008) pour plusieurs raisons. Les prisonniers sont une population vulnérable complètement coupée du monde, dans un environnement hostile, une société disciplinaire violente et sur-surveillée. Les rapports de pouvoir internes à la prison (Crewe, 2011) et la perception que les prisonniers ont d’eux-mêmes (Staszak, 2009) induisent une balance de pouvoir inégale lors de l’interview (Briggs, 2001).
J’ai ressenti une forme de honte, une sorte de dégoût, et je me suis demandé si, d’une certaine façon, je n’étais pas du côté des gardiens.
Allan Kaval
Allan Kaval est conscient des risques qu’encourent les prisonniers en acceptant de donner une interview (Ryen, 2012) et a apporté une attention particulière à la conservation de l’anonymat de ses sources. Ni les prisonniers, ni les gardiens ne sont nommés. Ils ne sont identifiés que par leur âge, leur fonction, leurs caractéristiques physiques ou leur origine. Ces éléments d’identification permettent de donner de la crédibilité au reportage, malgré l’anonymat, sans compromettre les intervenants (Hanson & Hunter, 2009). Seul Mourad, sur qui porte le portrait, est identifié sous un nom d’emprunt.
Mais les enjeux sont plus larges que le seul anonymat et touchent à ce que Bourdieu (1977) appelait le « pouvoir symbolique ». Si rien n’est fait pour l’éviter, un rapport de pouvoir entre l’homme libre et le détenu, privé de certains de ces droits fondamentaux, aura tendance à se former. Cette dissymétrie, Allan Kaval l’a exprimée, deux ans après la publication de son reportage, lors d’une interview donnée à Paris: « Je me promenais au milieu du hall central de la prison, avec mes grosses bottes achetées dans un surplus militaire parisien. Et là, j’ai ressenti une forme de honte, une sorte de dégoût, et je me suis demandé si, d’une certaine façon, avec ces bottes-là, je n’étais pas du côté des gardiens. Où suis-je par rapport à ces hommes dont je prétends relayer l’expérience humaine ? Quelle est ma place ? » (Kaval & Brusini, 2021). Sa collègue photographe, Laurence Geai a, quant à elle, choisi d’enlever ses chaussures…
Avec ses caméras, ses micros, ses carnets, ses questions, le journaliste ne participe-t-il pas aux logiques de surveillance que les prisonniers subissent au quotidien ?
Allan Kaval
Pour surmonter ces difficultés, les travaux de recherche qualitative sur l’entretien en milieu carcéral, ou plus généralement sur les entretiens avec des personnes vulnérables, préconisent un long travail préparatoire de mise en confiance (Briggs, 2001 ; Schlosser, 2008). « Afin de gagner la confiance d’une source, les journalistes doivent commencer une interview en créant un lien avec elle2 » (Carpenter, Cepak & Peng, 2018). Dans le cas d’Allan Kaval, étant donné les circonstances, ce travail préparatoire est extrêmement succinct : « Aller chercher des regards, aller chercher des gens, et de là, lier quelque chose avec la personne avant même de poser la première question » (Kaval & Brusini, 2021). Pourtant, même réduits au minimum, à une ébauche de construction de confiance, les contacts qui précèdent l’interview n’en demeurent pas moins essentiels.
La question de Kaval reste prégnante : « Quelle est ma place ? » Question particulièrement difficile pour un journaliste en milieu carcéral. Car, en prison, l’observation joue un rôle fondamental. Foucault (1975) a démontré que « les pierres rendent [les prisonniers] dociles et connaissables » en instaurant un « contrôle intérieur » par des logiques de surveillance, par le « panoptisme ». Les prisonniers sont constamment scrutés, leur vie privée pratiquement réduite à néant. Or, pour le journaliste, comment tirer des informations d’un détenu sans participer à cette observation permanente et oppressive ? Son travail est celui d’un funambule. « Dans un milieu carcéral, avec ses caméras, ses micros, ses carnets, ses questions, le journaliste ne participe-t-il pas aux logiques de surveillance que les prisonniers subissent au quotidien ? » (Kaval & Brusini, 2021) Dès lors, pour Kaval, tout l’enjeux est de faire disparaître « les murs invisibles » entre l’intervieweur et l’interviewé que « les attributs du journaliste représentent ».
Conclusion
En conclusion, nous avons vu que les entretiens en milieu carcéral comportent des écueils particuliers. D’abord, la sûreté des détenus, contre qui les informations récoltées ne doivent pas se retourner, est une priorité absolue, qu’Allan Kaval respecte scrupuleusement. Ensuite, les rapports de pouvoir, aussi, doivent être pris en compte, dans la mesure du possible. Finalement, même dans les contextes les plus difficiles, une ébauche d’approche préliminaire, de premier rapport, doit être respectée.
Pourtant, si l’exercice est périlleux, le jeu en vaut la chandelle : « Rien n’est parfait. On est dans une prison. Ce n’est pas une parole qui peut être considérée comme parfaitement libre. Mais cette parole vaut la peine d’être entendue parce qu’elle peut nous éclairer sur certains aspects d’une expérience humaine qui est en train de se dérouler devant nous. Et la parole du prisonnier n’est pas la seule manière de la décrire » (Kaval & Brusini, 2021).
En effet, si l’interview est un pilier fondamental de l’enquête journalistique, elle n’est pas le seul levier à disposition des enquêteurs. Ce qui fait la force du reportage d’Allan Kaval, c’est aussi, et peut-être surtout, la puissance de son propre témoignage. Son regard d’auteur, de témoin des événements, offre sur les témoignes des détenus une perspective nouvelle, et permet au lecteur d’appréhender, avec un peu plus de justesse et de précision, la situation dans les prisons kurdes.
Par Basile Mermoud
Ce travail journalistique a été réalisé pour le cours « Méthodes qualitatives des sciences sociales pour la communication et les médias », dans le cadre du master en journalisme de l’Académie du journalisme et des médias (AJM) de l’Université de Neuchâtel.Contexte de rédaction de l’article
Fin 2019, alors que le conflit contre Daesh en Syrie perd de la vitesse, le soutien des pays occidentaux aux milices kurdes, jusqu’alors leurs alliées, commence à s’effriter. En réaction, les Kurdes, chargés de garder les prisons où sont enfermés les membres de Daesh capturés, souhaitent faire bouger l’opinion publique occidentale. Le 30 octobre, ils donnent accès – pendant quatre heures – à Allan Kaval, journaliste au Monde, et Laurence Geai, photographe, à l’une de leur prison sise dans le gouvernorat d’Hassaké, en Syrie, avec pour objectif de montrer que le conflit n’est pas terminé.
Kaval saute sur l’occasion, une occasion unique qu’il appelle un « interstice du réel », mais décide de raconter une autre histoire que celle que lui dicte les miliciens kurdes. « J’ai utilisé cet accès [à la prison] pour raconter une autre histoire, à savoir l’histoire suivante, qui n’est pas une histoire, mais la réalité : il y a, en Syrie, des lieux où les puissances occidentales se débarrassent d’un problème qu’elles ne veulent pas voir » (Kaval & Brusini, 2021). Car, au sein du camp, les conditions sont inhumaines. La scène est celle d’un mouroir, où les prisonniers s’entassent les uns sur les autres, affamés, squelettiques, malades. Le mépris des droits humains y est total. Les détenus y meurent sans avoir passé devant les tribunaux européens. Pour Kaval, « Daesh était un défi à l’État de droit, le fait de se comporter comme eux, c’est faire triompher, un peu, leur idées » (Kaval & Brusini, 2021).
Cette réalité, il choisit d’abord de la raconter par les témoignages des détenus, qu’il rencontre lors de sa visite. Mais aussi par son propre témoignage, qu’il restitue dans un style littéraire particulièrement impactant. Kaval s’inscrit dans le courant de la littérature du réel, son objectif affiché est « d’attraper du réel, de raconter du réel, par le biais d’une description sensible des choses, qui ne serait pas seulement factuelle. » (Kaval & Brusini, 2021)
Une idée qui fait écho aux réflexions d’Ivan Jablonka (2017), selon qui « il existe un point de contact entre littérature et sciences sociales, une zone d’interpénétration où les appartenances sont indiscernables et où il est bon qu’elles le soient ». C’est dans ce « no man’s land » entre les disciplines que se situe le journalisme. À la fois témoignage de la réalité, factuel, et texte sensible, capable de transmettre une impression, le reportage d’Allan Kaval « Dans le nord-est de la Syrie, la mort lente des prisonniers djihadistes » est un modèle du genre.
Bibliographie spécifique (à dérouler)
Jablonka, I. (2017). L’histoire est une littérature contemporaine. Manifeste pour les sciences sociales. Points, Paris.
Kaval, A. & Brusini, H. (2021, 28 septembre) « Le grand entretien ». Youtube. URL: https://www.youtube.com/watch?v=vmlwLzZfErM
Bibliographie
Tous les liens ont été vérifiés pour la dernière fois le 10 janvier 2024.
Bourdieu, P. (1977) « Sur le pouvoir symbolique ». In Annales. Economies, sociétés, civilisations, 32(3), pp. 405-411.
Briggs, C. (2001). « Interviewing, power/knowledge and social inequality ». In Handbook of Interview Research (pp. 910-922). SAGE Publications, Inc. DOI : https://doi.org/10.4135/9781412973588
Carpenter, S., Cepak, A., & Peng, Z. (2018). « An exploration of the complexity of journalistic interviewing competencies ». Journalism Studies, 19(15), 2283-2303.
Gotlib Conn, L. (2008). « Ethics policy as audit in Canadian clinical settings: exiling the ethnographic method ». Qualitative Research, 8(4), pp. 499-514.
Crewe, B. (2011) « Soft power in prison: Implications for staff–prisoner relationships, liberty and legitimacy ». European Journal of Criminology, 8(6), pp. 455-468. DOI : https://doi.org/10.1177/1477370811413805
Foucault, M. (1975) Surveiller et punir. Gallimard, Paris.
Hanson, N. & Hunter, M. L. (2009) « Utiliser les sources humaines », in M. L. Hunter, L’enquête par hypothèse: manuel du journaliste d’investigation, pp.37-50.
Kaval, A. (2019, 31 octobre) « Dans le nord-est de la Syrie, la mort lente des prisonniers djihadistes ». Le Monde. URL : https://www.lemonde.fr/international/article/2019/10/31/au-nord-est-de-la-syrie-dans-une-prison-de-djihadistes-de-l-ei-tous-les-jours-on-se-reveille-en-esperant-savoir-ce-qu-on-va-devenir_6017514_3210.html
Kaval, A. (2019, 31 octobre) « Mourad, entraîné à 12 ans par ses parents dans le « califat » de l’EI, oublié par la France dans une prison du Nord-Est syrien ». Le Monde. URL : https://www.lemonde.fr/international/article/2019/10/31/pour-mourad-parti-en-famille-de-roubaix-a-12-ans-pour-rejoindre-le-califat-de-l-ei-six-ans-de-djihad-et-de-deroute_6017516_3210.html
Kaval, A. & Brusini, H. (2021, 28 septembre) « Le grand entretien ». Youtube. URL: https://www.youtube.com/watch?v=vmlwLzZfErM
Ryen, A. (2012) « Assessing the risks of being interviewed », In Gubrium, J. F., Holstein, J. A., Marvasti, A. B., & McKinney, K. D. (Eds.). The SAGE handbook of interview research: The complexity of the craft. Sage Publications.
Schlosser, J. A. (2008). « Issues in Interviewing Inmates: Navigating the Methodological Landmines of Prison Research ». Qualitative Inquiry, 14(8), pp. 1500-1525. DOI : https://doi.org/10.1177/1077800408318325
Staszak, J.-F. (2009) « Other/Otherness », in Rob Kitchin & Nigel Thrift (éds.), International Encyclopedia of Human Geography, Elsevier, Amsterdam.