En Suisse, la prostitution est légale. Or, son statut de profession à part entière fait débat. Tour d’horizon d’un écosystème polarisé.
Il est coutumier de dire que la prostitution serait le « plus vieux métier du monde ». Pourtant, la notion de « métier » reste controversée. Le débat fait rage aussi bien au sein des milieux associatifs que parmi les législateurs de tous les pays, les États du monde ne parvenant pas à décider si la pratique doit être interdite ou régulée. En 2014, une résolution de l’Union européenne appelait à rendre l’exercice de la prostitution illégal, mais les législations varient grandement en fonction des pays. La Suisse a conclu que des mesures restrictives seraient contre-productives, si bien que le cadre légal du pays distingue clairement l’exploitation sexuelle, affiliée à la traite d’êtres humains, et la prostitution. Seulement, cette position est contestée par Porta Alliance, un réseau fondé par les associations Frauenzentrale Zürich, End Demand Switzerland et Perla.
Créée en 2024, Porta Alliance refuse de reconnaître la prostitution comme un métier. Pour ses membres, qualifier la prostitution de « travail du sexe » banaliserait une pratique risquée. Porta Alliance s’oppose ainsi au réseau ProCoRe. Ce dernier rassemble un grand nombre d’associations qui « défendent les droits des travailleuses et des travailleurs du sexe », comme le précise Carine Maradan, collaboratrice scientifique à ProCoRe. Porta Alliance milite pour une introduction du modèle dit « suédois » en Suisse, criminalisant les clients et les proxénètes. Elle s’oppose donc au libéralisme en vigueur, s’éloignant également de la Plateforme Traite, un réseau d’associations qui lutte contre la traite d’êtres humains, collaborant avec ProCoRe.
Une exploitation cachée
En Suisse, chaque canton peut adopter sa propre loi sur la prostitution. Vaud et Genève disposent de cadres légaux exigeant que les agences ou salons de prostitution, ainsi que les travailleuses du sexe, s’enregistrent auprès de la police. Celle-ci délivre des autorisations et effectue des contrôles réguliers dans les établissements. Malgré cela, Emmylou Ziehli, codirectrice de Perla, dénonce des « souffrances humaines » disproportionnées dans le milieu de la prostitution. En effet, s’il y a plus d’exploitation sexuelle dans les réseaux clandestins, les salons de prostitution ne seraient « pas en reste ». C’est la critique de Célia Jeanneret, juriste spécialisée dans la traite d’êtres humains qui, par son engagement à Perla, a visité beaucoup de salons de prostitution.
Un autre son de cloche résonne chez Sandrine Devillers, directrice adjointe de Fleur de Pavé, association membre du réseau ProCoRe. L’organisation fait de la « prévention santé » et de la « réduction des risques » auprès des prostituées dans le canton de Vaud. Très active dans les rues et les salons, l’association a joué un rôle important dans la révision de la loi sur la prostitution vaudoise en 2019. « Les tenanciers sont tenus légalement de s’assurer que les travailleurs et travailleuses du sexe aient un titre de séjour valable. Certains peuvent ne pas respecter la loi, mais ils ne sont pas la majorité. »
Certains peuvent ne pas respecter pas la loi, mais ils ne sont pas la majorité.
Sandrine Devillers, directrice adjointe de Fleur de Pavé
Un problème inchiffrable
Pourtant, la question des conditions de travail des prostituées dans les salons est cruciale. Car le désaccord majeur entre Porta Alliance et le réseau ProCoRe porte sur le degré de normalisation de l’exploitation dans la prostitution. Fait d’un milieu qui « banalise » les violences pour les unes, conséquence d’une société capitaliste et sexiste méprisant les droits des prostituées et les violences faites aux femmes pour les autres.
Des constats qui divergent dans un contexte où il est difficile de produire des chiffres sur l’exploitation sexuelle, et donc de trancher. La Confédération délègue la collecte des données au bon vouloir des autorités cantonales, voire des communes. Les associations sont unanimes: les statistiques officielles sur l’exploitation sexuelle, découlant de dénonciations pénales à l’initiative des victimes, ne représentent que « la pointe de l’iceberg ». « La plupart des victimes ne vont pas à la police. Cela comprend trop de risques », résume Anna Schmid, coordinatrice de la Plateforme Traite.
Une entente possible
L’argument principal contre le modèle suédois, avancé aussi bien par la Plateforme Traite que le réseau ProCoRe, est celui de restrictions qui finiraient par stigmatiser encore plus les victimes et les exposer à plus de violence. Or, pour Emmylou Ziehli, Perla ne veut pas criminaliser les clients, encore moins les prostituées, mais plutôt pousser à « légiférer davantage sur le statut de victime », le « seul moyen » pour combler les « vides juridiques » des lois sur la prostitution en Suisse.
La plupart des victimes ne vont pas à la Police. Cela comprend trop de risques.
Anna Schmid, coordinatrice de la Plateforme Traite
Des revendications finalement peu éloignées de celles de la plateforme Traite et ProCoRe. D’ailleurs, ces dernières, tout comme le réseau Porta Alliance, militent auprès de parlementaires pour redéfinir le statut de victime. Le droit pénal manquerait de précision: « Il faut modifier l’article 182 du code pénal sur la traite et y inclure la définition de la traite formulée par la convention du Conseil de l’Europe, car elle est plus générale et reflète mieux la pluralité des situations », avance Anna Schmid.
La définition européenne statue entre autres que le consentement de la victime ne compte pas si celle-ci a été contrainte. Une telle disposition permettrait de faciliter l’identification et la pénalisation des cas de traite. Pour Perla, il serait également souhaitable que les institutions définissent un « chemin de sortie » pour les victimes, l’associatif ne pouvant réinsérer qu’un « nombre limité » de personnes. À en croire Carine Maradan, Emmylou Ziehli et Anna Schmid, les lignes bougent. Reste à voir si le débat prendra fin…