Converser avec un avatar virtuel d’un défunt: cette action qui relevait encore du futur dystopique dans «Black Mirror» devient réalité. Aux États-Unis, le marché de la technologie du deuil est en plein essor. Et en Suisse, qu’en est-il?
Cet article appartient à la série Nouvelle économie de la mort consacrée aux innovations et évolutions dans le secteur du décès:
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Comment réussir à surmonter la douleur provoquée par le décès d’un proche? Aujourd’hui, certaines entreprises spécialisées dans l’intelligence artificielle (IA) proposent une solution novatrice pour y parvenir: la grief tech, ou technologie au service du deuil en français. Reposant sur de l’IA générative (IAG), cette innovation permet de recréer la présence d’un défunt de manière artificielle, via un avatar numérique capable d’échanger avec l’utilisateur.
Selon Mathew Magimai Doss, expert en traitement de l’audio et de la parole à l’Institut de Recherche Idiap, le fonctionnement de la grief tech repose sur la transmission préalable de diverses données personnelles à l’IAG. «Il peut s’agir de lettres, de courriels, de messages, d’enregistrements audio ou encore d’images du proche décédé. Le logiciel va ensuite les traiter afin de générer un clone conversationnel qui l’imite le plus fidèlement possible.» Ces données sont donc exploitées afin de simuler de nouvelles conversations numériques sur le modèle d’un agent conversationnel, ou chatbot en anglais.
Les États-Unis dans le rôle de précurseurs
Depuis 2017, différentes sociétés se sont lancé le défi de «redonner vie» à des personnes décédées, principalement aux États-Unis mais aussi en Chine. C’est le cas notamment des applications Hereafter, Project December ou encore StoryFile. Ces dernières permettent aux internautes de «communiquer» avec l’avatar numérique du défunt par vidéo ou par message, sur ordinateur ou sur smartphone.
Certaines d’entre elles, comme StoryFile, ont d’abord cherché à créer des avatars numériques de témoins d’événements historiques, comme des victimes de la Seconde Guerre mondiale, pour un usage commun à tous les utilisateurs.
Puis, les progrès de l’IAG leur ont permis de développer des plateformes ciblant des besoins individuels, ceux de la famille d’une personne décédée. À l’instar de Project December qui, en utilisant les discussions virtuelles du défunt auxquelles ses proches ont accès, leur donne la possibilité de créer un avatar numérique de manière posthume.
Mais depuis 2018, certains services comme Hereafter permettent également à l’utilisateur de créer son propre avatar virtuel. Via des abonnements mensuels allant de 4 à 9 dollars étasuniens, ce dernier peut anticiper sa mort en téléchargeant des données personnelles sur cette application. L’objectif est qu’une fois décédé, son avatar sera mis à disposition de ses proches.
Pour chacun de ces services, le prix varie en fonction des prestations possibles, comme l’ajout de fichiers audio ou d’un nombre plus conséquent d’images prises en compte pour générer l’avatar numérique. Comptez par exemple jusqu’à 499 dollars pour accéder à l’abonnement «premium» et en haute résolution de StoryFile.
Un marché suisse à conquérir
Une étude publiée en mars dernier par PricewaterhouseCoopers estime que l’IAG pourrait faire progresser la croissance économique en Suisse jusqu’à 0,8% par an. Pour l’heure, la grief tech n’y est pour rien car aucune start-up proposant ce type de service n’est encore établie dans le pays. D’après Swiss AI initiative, les innovations en matière d’IA se concentrent actuellement davantage dans les domaines de la santé, de l’éducation, de l’administration ou encore de la science.
Pour autant, selon Henri Jamet, assistant doctorant au Département des systèmes d’information d’HEC Lausanne, «ce service a un fort potentiel marketing dans la mesure où il peut faire rêver. Mais il ne faut pas oublier que les clients seraient des personnes endeuillées. Ils ont forcément des grandes attentes que, malheureusement, on ne peut pas encore vraiment satisfaire.» Car d’après le spécialiste en IAG, pour parvenir à un résultat convaincant, il faudrait rassembler un volume de données se rapprochant le plus possible d’une mémoire humaine. Ce qui est aujourd’hui impossible, et ce peu importe le prix payé.
Mathew Magimai Doss, quant à lui, considère que l’exploitation des services de grief tech dépend de la personnalité des gens, de la manière dont ils veulent gérer leur deuil. «S’ils se montrent utiles, voire s’ils sont adoptés et conseillés par les professionnels de santé, alors ces services pourront générer des profits sur le long terme en Suisse.»
Un droit helvétique favorable à la grief tech
En Suisse, toutes ces questions de protection de la vie privée et de droit à l’image sont réglées par la protection civile de la personnalité et la protection des données personnelles. L’enjeu de la grief tech est que ces deux protections s’éteignent au moment du décès, donc ne peuvent plus être invoquées. Selon Yaniv Benhamou, professeur de droit du numérique et de l’information à l’UniGE, «la seule protection à faire valoir est alors celle des membres de la famille du défunt à l’égard de leur propre protection de la personnalité, en invoquant le sentiment de piété des proches, de dignité familiale». Dès lors, pour l’avocat, «il peut y avoir un litige au niveau de ces données qui ne sont plus directement protégées, avec par exemple un proche souhaitant créer un clone numérique alors qu’un autre non. Car chacun pourrait se justifier en faisant valoir son sentiment de piété, dans un sens comme dans l’autre.» A ce jour, aucune jurisprudence n’a tranché tel cas en Suisse. «Comme les droits concernés sont limités et qu’il existe un flou juridique quant à son utilisation, il est ainsi possible que la grief tech s’implante dans le pays.»
Une technologie gourmande en données
Si la grief tech n’est pas encore établie dans le pays de Heidi, certains experts se questionnent déjà sur son avenir en Suisse. À cet effet, une étude interdisciplinaire de TA-Swiss est actuellement menée dans le but d’évaluer les risques et les opportunités que présente cette technologie. Ses conclusions et recommandations permettront ainsi de mieux appréhender l’émergence des services de ce type dans le pays.
Tous les voyants sont donc au vert pour que la grief tech se fasse une place sur le marché économique national, d’autant que cette technologie est particulièrement gourmande en données et que ces dernières représentent à elles seules un marché très porteur. Selon la RTS, des opportunités de développement industriel pourraient atteindre presque 800 milliards de francs suisses dans le monde d’ici moins de cinq ans.
Par Iñaki Dünner, Yann Girard & Thomas Strübin
Ce travail journalistique a été réalisé pour le cours « Pratiques journalistiques thématiques » dans le cadre du master en journalisme de l’Académie du journalisme et des médias (AJM) de l’Université de Neuchâtel.