Les «édupreneurs», ces nouveaux acteurs qui bousculent la formation

Les "édupreneurs" développent des start-ups destinée à l'éducation. (Crédit: KEYSTONE/Laurent Gillieron)

Cours de langues par vidéo, plateforme à destination des enseignants et application pour aider aux révisions: avec leurs start-ups, les édupreneurs s’installent sur le marché de l’éducation suisse. Portés par la technologie et l’essor des formations continues, ces nouveaux acteurs développent de nouvelles manières d’apprendre. Un marché croissant, dont l’ascension n’est pas dénuée d’obstacles. 

Cet article appartient à la série Ce nouveau marché privé de l’éducation consacrée aux grands changements que subit actuellement l’économie de la formation.
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Le domaine de l’éducation connaît une transformation profonde. Longtemps considéré comme un bastion du service public, il s’ancre progressivement dans une logique mondiale de privatisation. Un mouvement amorcé dès les années 1980, porté par les politiques de dérégulation de l’économie, visant à restreindre l’intervention de l’État et à libéraliser les marchés.

Aujourd’hui, cette tendance s’accélère, incarnée entre autres par l’arrivée de nouveaux acteurs : les édupreneurs — contraction d’«éducation» et «entrepreneurs» — qui redessinent les contours du savoir à travers le développement de start-ups dédiées à l’apprentissage. Mais quelle est la réalité de ces nouvelles figures de proue du marché de l’éducation en Suisse ?

Un marché éducatif suisse morcelé

Parmi elles se trouve Kokoro Lingua, une start-up Neuchâteloise de l’éducation privée, fondée par Nathalie Lesselin. Elle bouscule les codes traditionnels de l’apprentissage des langues : ici, ce sont des enfants qui enseignent à d’autres enfants, grâce à des vidéos immersives conçues pour les 3 à 8 ans.

La Suisse séduit par la qualité de son système éducatif, reconnu à l’international. «À ce niveau-là, c’est un bon terrain pour l’entrepreneuriat éducatif, puisque c’est une belle légitimité», souligne Nathalie Lesselin. Mais derrière ce rayonnement, l’entrepreneuriat éducatif se heurte à un terrain complexe : «C’est un pays petit, multilingue, avec plusieurs cantons différents. Donc, quand il s’agit de déploiement, c’est beaucoup plus difficile». 

L’entrepreneuse observe également un morcellement structurel propre à la Suisse, qui freine le déploiement de nouvelles initiatives. Contrairement à d’autres pays où une autorisation ministérielle unique permet une diffusion à l’échelle nationale, le système éducatif helvétique oblige à négocier séparément avec chacun des 26 cantons.

«Ce n’est pas évident, quand il y a 26 cantons, pour une petite structure, de mener des démarches longues et répétitives», témoigne Nathalie Lesselin. Résultat pour sa start-up : des mois, voire des années, pour convaincre les autorités éducatives, même lorsque la solution a déjà été validée et utilisée dans d’autres pays.

Une réalité que partage également Epalero, une plateforme qui facilite la recherche de remplaçants et de postes fixes pour les écoles. «Collaborer avec les autorités publiques demande beaucoup de patience. Il faut aussi être perçu comme digne de confiance, ce qui demande du temps et donc de l’argent», souligne son fondateur Samuel Thalmann. À ses yeux, la forte décentralisation du marché éducatif implique aussi une nécessaire adaptation aux réalités locales, très diverses selon les cantons.

Une complexité d’autant plus marquée en Suisse romande. Selon Samuel Thalmann, «les écoles ont souvent moins d’autonomie que dans les régions germanophones, ce qui rend les processus de décision et d’adoption plus centralisés et plus lents».

Une concurrence croissante 

Outre le secteur public, le domaine de l’edtech, en Suisse comme ailleurs, fait aujourd’hui face à un nouveau protagoniste de taille : l’intelligence artificielle générative, incarnée notamment par le très populaire ChatGPT. Cette démocratisation fulgurante de l’IA a poussé certains entrepreneurs à repenser leurs modèles d’affaires, à l’instar de la start-up zurichoise Smartest Learning, qui misait sur l’apprentissage autonome. «Nous avions développé notre propre technologie d’intelligence artificielle pour automatiser la création de questions et aider les étudiants à réviser», explique Mehdi Cherif-Zahar, cofondateur de l’entreprise.

Malgré cinq années d’activité et une présence en Suisse comme à l’international, la start-up a fini par cesser son activité. «Nous avons rapidement compris que ce que nous proposions avec Smartest Learning pourrait être reproduit par des outils d’IA générative gratuits. Nous ne pouvions pas rester compétitifs face à ces modèles-là, qui avaient des moyens nettement supérieurs aux nôtres.»

Pour l’économiste, aujourd’hui professeur associé à la HEIG Vaud, intégrer l’IA générative dans l’apprentissage constitue un des principaux défis de l’edtech. «Il reste encore à trouver la bonne formule, pour que ces outils complètent l’apprentissage, mais ne soient pas considérés comme un substitut à l’esprit critique.» 

Compléter l’école, pas la remplacer

Une logique de complémentarité qui s’étend au-delà de l’IA. Si Kokoro Lingua s’adresse aussi bien aux familles qu’aux écoles, son ambition n’est pas de bousculer l’ordre établi. «Notre objectif, c’est de compléter l’école. À aucun moment, on n’imagine remplacer les enseignants. C’est leur place, et c’est parfait ainsi», insiste sa fondatrice. La start-up vend ses services sous forme d’abonnements annuels, proposés à la fois aux particuliers et aux établissements scolaires. Une logique qui s’adapte aux spécificités du système éducatif suisse, où le secteur privé bénéficie d’une marge de manœuvre bien plus large. «Les écoles privées ont une grande autonomie dans le choix des ressources, ce qui n’est pas le cas du tout du public», observe Nathalie Lesselin.

Une observation partagée par Mehdi Cherif-Zahar, qui pointe certaines limites propres au secteur public, notamment en matière de moyens financiers. «On voit aussi une prolifération des applications disponibles. Les enseignants se retrouvent parfois face à un portefeuille d’offres très large. Cela devient difficile d’avoir une stratégie cohérente pour l’éducation publique.»

Car les boîtes privées s’installant dans le champ de l’éducation sont multiples et prennent des formes variées, à l’instar de l’École 42 à Lausanne, gratuite et sans enseignants ou d’une école de tatouage à Morges, pas reconnue officiellement et dont la légitimité est remise en question par les professionnels du milieu. Outre la privatisation de l’éducation, l’essor des edupreneurs démontre un changement plus large : celui d’un marché en constante évolution, où les canaux traditionnels de formation sont challengés par de nouveaux formats et de nouveaux outils technologiques.

Par Mehdi El Ansari, Robin Rufener et Joyce Joliat
Ce travail journalistique a été réalisé pour le cours « Pratiques journalistiques thématiques » dans le cadre du master en journalisme de l’Académie du journalisme et des médias (AJM) de l’Université de Neuchâtel.

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