L’avènement du numérique et des nouvelles technologies continue de révolutionner le rapport de notre société à la mort. Avec les décès en masse de la génération du «baby-boom» attendus dans les décennies à venir, se dessine un potentiel économique de taille. En Suisse, de nombreuses sociétés et start-up se positionnent sur les marchés mortuaires de demain.
Cet article introduit la série Nouvelle économie de la mort consacrée aux innovations et évolutions dans le secteur du décès:
– Révolution funéraire: Les nouveaux horizons de l’économie de la mort
– Au marché du meurtre en ligne, l’arnaque empoche la mise
– La «grief tech», ce service qui ressuscite un proche de manière virtuelle
– Tooyoo: l’agence qui veut innover la fin de vie
– Thanadoulas, ces personnes qui accompagnent la mort
– Ce patrimoine immatériel qui s’évanouit dans l’au-delà
– Humuser nos morts: une innovation low-tech à moindre coût?
– Des diamants funéraires à prix d’or
– Marché des pompes funèbres: “Les changements, ça ne se produit pas en deux ans”
«L’intelligence artificielle est un miroir de la société, mais il nous revient de décider ce que l’on souhaite changer dans le reflet, ou pas», constate Tony Germini, CEO de Calyps, entreprise suisse spécialisée dans «l’alchimie des données».
En effet, l’intelligence artificielle mais plus globalement le numérique font désormais partie intégrante de nos existences, nous ouvrant à un paradigme nouveau, qui touche à toutes nos sphères. Notre condition de mortel elle-même en est remise en question. Les algorithmes et autres systèmes informatiques sont désormais capables de prédire les chances de survie, donc dans l’absolu, mis dans les mauvaises mains, ils sont amenés à statuer sur des questions de vie ou de mort.
A titre d’exemple, le système Saniia, développé par l’entreprise Calyps, qui anticipe les flux de patients aux urgences. Cela signifie que ce système parvient à déterminer quelle opération vaut la peine d’être faite relativement aux chances de guérison et d’espérance de vie (même si dans la solution ces considérations ne sont pas intégrées, le système n’a aucune vocation à prédire des actions médicales, il s’attèle à la logistique des soins).
Prévoir l’imprévisible donc, avec une prise sur l’avenir comparable à jamais auparavant grâce à la computation des données, permise par la révolution numérique.
Alors que les décennies suivantes verront partir les «baby-boomers», des enjeux économiques majeurs continueront à se dessiner autour de la mort et des innovations qui l’accompagnent, qu’elles soient numériques ou non. Aujourd’hui, la nouvelle économie de la mort trouve déjà des incarnations très concrètes en Suisse. On y voit fleurir des nouveaux marchés, qui monétisent l’art de repousser, préparer ou commémorer le décès.
Repousser l’heure de la mort
Et si l’éternelle quête de la longévité connaissait actuellement son plus grand tournant, grâce au séquençage du génome humain? Cette manière de lire des fragments d’ADN permet des diagnostics et des traitements qui en font un marché estimé à 232 milliards de dollars d’ici à 2025 selon Bilan. La prouesse technologique a des dizaines d’années derrière elle. Mais elle connaît une autre ampleur depuis que l’entièreté du génome humain peut être séquencé, pour un prix qui est passé en Suisse de 40 millions de francs il y a vingt ans à moins de mille francs aujourd’hui.
De quoi ouvrir encore de nouvelles perspectives pour le marché de la génomique en Suisse. Son paysage est aujourd’hui composé d’acteurs tels que l’entreprise tessinoise spécialisée dans les tests génétiques Swissgenoma, mais aussi la start-up vaudoise Limula qui cherche à produire des thérapies cellulaires personnalisées.
Se préparer à passer de l’autre côté
Lorsque l’heure n’est plus à repousser le décès, certaines entreprises se spécialisent plutôt dans sa préparation administrative, pour que la charge ne revienne pas aux proches endeuillés. C’est le cas des start-ups suisses Tooyoo et Everlife, qui comptent bien vivifier un marché de la prévoyance funéraire encore entouré d’opacité et de tabous.
Les deux jeunes pousses proposent un accompagnement élaboré pour l’organisation des funérailles et un comparatif clair des différents prestataires. Mais les acteurs digitaux vont aussi un cran plus loin dans l’air du temps, en proposant des méthodes de centralisation de données pour faciliter la transmission du patrimoine numérique (comptes en lignes, clés crypto…).
Pour préparer au mieux le grand voyage, certains métiers gagnent à se démocratiser comme celui de Thanadoulas. Cette profession vise à accompagner au mieux les personnes dans leurs derniers jours et soutenir les proches dans leur deuil. Le but étant d’être présent au plus près des personnes, afin qu’ils ne soient jamais seuls. Un métier qui se développe depuis quelques années afin de combler un manque du système médical. Les professionnels de santé n’étant pas toujours capables de prendre suffisamment de temps pour bien accompagner les personnes mourantes.
Recycler les défunts
Légalement, après la mort, il n’existe actuellement que deux options en Suisse: l’inhumation et l’incinération. L’association Humusation Suisse se bat pour qu’un autre procédé puisse voir le jour dans les prochaines années, comme son nom l’indique il s’agit de l’humusation. Une pratique consistant à laisser le corps se composter dans des copeaux de bois, proche de la surface du sol, afin de créer de l’engrais. Une solution qui se veut plus économique et écologique que celles en place, selon ses partisans. Le corps doit toutefois être maintenu près de deux mois à 70 degrés, afin de faciliter l’humusation.
En tous les cas, les façons sont bonnes pour commémorer un proche perdu. Et certains peuvent être prêts à y mettre le prix. C’est grâce à cela que Lonité fait son business. L’entreprise basée à Zurich propose à ses clients de transformer le carbone présent dans le corps humain en… diamant. Pour cela, il faudra 200 grammes de cendres ou dix grammes de cheveux d’un défunt et une somme variant entre 2000 et 40’000 francs en fonction du nombre de carats du diamant.
Raviver ses morts… ou signer un arrêt de mort
Et si la tech permettait de rester avec ses proches après la mort, du moins au travers d’une réplique digitale de sa personne alimentée par l’intelligence artificielle et les données personnelles? C’est en tout cas le pari des nouvelles start-ups de la grief tech, qui déjà outre Atlantique créent ces avatars pour apaiser les personnes endeuillées. Si les experts voient un fort potentiel économique derrière la technologie, la Suisse tarde à monter dans le train de la «technologie du deuil». Les opportunités mais surtout les risques de cette innovation sont encore à l’étude.
Le plus funeste de ces business mortuaires sévit dans les tréfonds du darknet, là où ont lieu anonymement bon nombre de transactions et services de la plus haute illégalité, et où il est par exemple possible de «commander» un assassinat pour 50’000 dollars. En Suisse, ces cas de figure demeurent encore rarissimes, et s’avèrent le plus souvent être des arnaques, où la seule véritable victime est le porte-monnaie du commanditaire.
Si l’on ne peut que redouter ces déclinaisons souterraines et morbides de l’économie de la mort, les premiers marchés mentionnés sont réglementés ou en voie de l’être, et ont de quoi transformer le paysage économique funéraire en Suisse et ailleurs.
Par Olivia Schmidely, Jean Friedrich & Tristan Giordano
Ce travail journalistique a été réalisé pour le cours “Pratiques journalistiques thématiques” dans le cadre du master en journalisme de l’Académie du journalisme et des médias (AJM) de l’Université de Neuchâtel.