Faire un bébé toute seule, la Suisse l’interdit. Seuls les couples mariés peuvent accéder à la procréation médicalement assistée. Thalia*, une suissesse célibataire, n’a toutefois pas attendu le feu vert de la loi: elle a eu son fils, sans partenaire, en Angleterre.
Symbole d’ordre et de stabilité, la famille traditionnelle continue d’imprégner les imaginaires suisses. Mais entre revendications progressistes et crispations conservatrices, ses contours sont de plus en plus discutés. Cet article s’inscrit dans un dossier thématique consacré à ces tensions.
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«Un enfant n’a pas forcément besoin d’un père et d’une mère, mais d’une personne là pour lui», lâche calmement Thalia*, jointe par téléphone pendant ses vacances, alors qu’elle se balade dans un parc de Bristol. En fond sonore, le joyeux vacarme de son fils qui joue sur ses talons. Lui est né d’une PMA réalisée deux ans plus tôt en Angleterre – car en Suisse, une femme célibataire n’a pas ce droit. L’accès à la procréation médicalement assistée est réservé aux couples mariés. Cette législation restrictive isole le pays face à la majorité de ses voisins européens. Mais la situation pourrait changer: en mars dernier, six conseillers nationaux de tous bords ont lancé une initiative, soutenue par plus de 80 élus, pour ouvrir la PMA aux femmes seules. Les oppositions n’ont pas tardé. Pour certains, ce serait un coup porté à la famille traditionnelle. Thalia, elle, prouve qu’un autre modèle fonctionne. L’évidence est là: son fils va bien. Elle aussi.
Le choix d’une maternité hors norme
À 45 ans, Thalia est à la tête d’une «famille soloparentale recomposée», comme elle aime l’appeler. Célibataire, mère d’une petite fille qu’elle a eu avec un ancien compagnon, elle a choisi de devenir maman une seconde fois, seule, par PMA. Pourtant, quand elle était petite, elle se faisait une tout autre idée de la famille parfaite: «je m’imaginais devenir mère avec un conjoint, une maison, un chien et deux enfants. Comme dans les contes de fée», raconte-t-elle, un sourire dans la voix.
Je savais que je transgressais à peu près toutes les règles de notre société.
Thalia, maman solo d’un enfant né de PMA
Après une séparation, elle élève seule sa fille. Le désir d’un second enfant revient, pas le bon partenaire. Pendant le Covid, elle lit, réfléchit, remet tout à plat. Elle intègre un groupe WhatsApp avec une quinzaine de mamans aux situations multiples. Comprenant qu’il n’existe pas qu’une seule façon de faire famille, elle choisit la PMA. Un choix mûri mais loin d’être facile. «Je savais que je transgressais à peu près toutes les règles de notre société», confie-t-elle. Pour se protéger, elle ne partage son projet qu’à deux amies. Pas le temps de gérer les inquiétudes et les jugements des autres. Elle a organisé sa PMA en Angleterre, un parcours «très angoissant ». Malgré la complexité des démarches, elle a tenu bon.
L’obstacle le plus difficile? Celui qu’elle avait en elle. «Jusqu’au bout, je me suis demandé: est-ce que j’ai le droit de faire un enfant toute seule?» Pas techniquement, mais moralement. Elle intériorise le tabou autour de la maternité solo. «Si j’avais demandé l’avis autour de moi, je ne l’aurais jamais fait.»
Détrôner la figure paternelle
«Être maman solo, c’est juste être maman. Aucune différence», rit Thalia. Elle a vécu les deux, en élevant sa fille avec son père, puis son fils seul. Les petits et grands défis du quotidien sont les mêmes. Peut-être même qu’il y en a moins: «Quand on est seule, tout est plus fluide ».
Un refrain persiste pourtant: une figure paternelle serait indispensable à l’équilibre d’un enfant. C’est la conviction de Joël Oguey, Président des Jeunes UDC Vaud qui met en avant l’argument de la «nature » pour dénoncer l’accès à la PMA pour les femmes célibataires. Selon lui, un enfant doit être engendré par un père et une mère. D’autres configurations ne sont pas envisageables.
Pour Thalia, un fils sans papa est une réalité sans drame. «Une maman seule, un papa seul, deux mamans, peu importe. Tant que l’enfant a une figure de référence qui s’en occupe bien.» D’autant qu’élever seule son enfant ne veut pas dire l’élever isolé. Entre famille élargie, amis et associations, il existe tout un réseau de soutien sur lequel les mamans solos peuvent s’appuyer.
Ce qu’en dit l’éthique
En 2019 déjà, la Commission nationale d’éthique (CNE) prenait position en affirmant qu’aucune donnée ne prouvait qu’un enfant élevé par une femme seule serait plus malheureux. Elle soutenait ainsi l’accès au don de sperme pour les femmes célibataires. Plus tôt encore, dans un rapport datant de 2013, la CNE soulignait que le bien-être de l’enfant est déterminé par «la stabilité émotionnelle, la richesse des relations, et la disponibilité des ressources humaines et matérielles». La structure familiale importe peu, les vrais repères de l’enfant sont ailleurs.
Selon le Baromètre suisse des familles, 18 % des foyers helvétiques étaient monoparentaux en 2024. L’initiative parlementaire en faveur de la PMA pour les femmes seules s’inscrit dans cette réalité en pleine mutation. Pour ses défenseurs, issus de tous partis, c’est une question de liberté individuelle: à chacun, et chacune, de définir ce que signifie «faire famille».
Thalia, elle, n’a pas attendu une réforme de la loi pour faire son deuxième enfant. «Des enfants qui grandissent sans père, il y en a déjà plein. Au moins, par PMA, c’est un choix clair, assumé, et encadré», résume-t-elle, le charabia de son fils en écho.
*Prénom d’emprunt