La désinformation sur le web est devenue le nouvel ennemi à abattre des démocraties. Selon Bill Dutton, les moyens entrepris pour lutter contre les fake news risquent de favoriser les grands médias, et de compromettre dans le même temps la diversité de l’offre en ligne.
« Les gens n’acceptent pas aveuglément ce qu’ils voient en ligne ». Bill Dutton, chercheur à l’Oxford Internet Institute, se veut rassurant. Dans son intervention lors du Festival International du Journalisme de Perugia, le chercheur a livré un message détonnant, à l’encontre de l’idée souvent répandue que les fake news ont un potentiel de nuisance considérable, sur les opinions comme sur la démocratie.
Une idée dont les grands médias se font depuis quelques années largement l’écho. Philip di Salvo, chercheur à l’Institut des médias et du journalisme de l’Université de Lugano, l’a rappelé en préambule de cette conférence, en citant les unes de plusieurs journaux de référence, dont la tonalité des termes traduit cet alarmisme ambiant.
Pourtant, la grande majorité des internautes serait loin d’être dupe vis à vis des fausses informations qui circulent sur la toile. Quant à l’impact des réseaux sociaux, prétendu majeur sur l’opinion publique et les points de vue politiques, il serait surestimé. Tel est du moins le constat d’une étude chapeautée par Bill Dutton, publiée en 2017 et dont les grandes lignes ont déjà été évoquées dans un précédent article.
Quatre sources systématiquement consultées
L’étude en question montre qu’une personne sensible aux questions politiques et qui possède un minimum de compétences pour rechercher de l’information sur le web, s’applique à consulter au moins quatre sources pour vérifier la véracité de l’information recherchée. Ainsi, quand bien même cette personne se retrouverait piégée dans la bulle filtrante d’une plateforme, la probabilité qu’elle le soit également sur les trois autres est très faible.
Les individus risquant d’être manipulés par les fake news car manquant de compétences en matière de recherche d’information sur Internet, ne représentent en fait qu’une part infime de la population. En Italie, où l’étude de Bill Dutton à recensé la plus grande proportion de personnes dites « vulnérables », celles-ci sont estimées à seulement 4% de la population.
Dès lors, la votation pour le Brexit, l’élection de Donald Trump en 2016 ou les récentes ascensions de certains partis dits populistes en Europe, ne sont pas, ou très peu, dus à la désinformation portée par la technologie. « Une telle idée est séduisante et assez intuitive, mais elle est fausse », affirme Bill Dutton.
« La beauté d’Internet, c’est qu’un utilisateur peut trouver une information dans un domaine qui l’intéresse, pas que les grandes plateformes puissent lui donner la béquée. » Bill Dutton
Pour le chercheur américain, les facteurs explicatifs dépendent plus de variables sociologiques, économiques et culturelles au sein de la population. Or, il est souvent plus aisé de faire porter la responsabilité aux technologies et aux médias, lorsqu’un choix politique de la population s’avère difficile à interpréter.
Perte de visibilité pour les petits médias
Aussi, Bill Dutton redoute qu’à force d’agiter le spectre des fake news, Google et Facebook ne poursuivent l’adaptation de leur algorithme, pour éviter de nouvelles accusations d’être des relais de la désinformation: suite aux pressions, issues tant du monde politique que des éditeurs de presse, les deux géants du web s’y étaient déjà employés en 2017, afin de s’assurer que les nouvelles publiées par les grands médias arrivent en tête de peloton de leur fil d’actualités. Dans ce contexte de panique liée aux fake news, les médias dits de masse ont donc d’une certaine manière tiré leur épingle du jeu.
« La panique autour des fake news va réduire un des atouts d’Internet: sa diversité », prédit le scientifique. « Mon inquiétude dès lors est que ces plateformes ne mettent en valeur les médias de masse et ne circonscrivent ainsi la palette d’information disponible pour le public », détaille-t-il.
« Nous traversons une sorte de diabolisation de l’Internet. » Bill Dutton
Ici, l’enjeu est donc bien la question de la diversité de l’information, si singulière au web, et du risque de la voir comprimée par l’adaptation des algorithmes de tri. Consubstantiellement, il est à craindre que la visibilité des plus petits médias, qui proposent au public d’autres thématiques, d’autres informations et d’autres types de traitements, se trouve réduite sur la toile. « L’homogénéisation de l’information est un risque réel », s’alarme Bill Dutton.
Car notre dépendance vis à vis des intermédiaires comme Facebook ou Google News, qui agrègent les informations et nous les livrent sur un plateau, va grandissant. « Ces plateformes décident pour nous ce que nous devrions lire », constate Bill Dutton.
Pour éviter de se faire toujours plus livrer de l’information pré-mâchée, l’internaute doit donc se donner les moyens de sortir des sentiers battus, en explorant d’autres pistes et en puisant dans d’autres réservoirs d’informations que ceux de Facebook ou de Google. « Nous sommes l’algorithme », plaide Bill Dutton. À l’aune des résultats de son étude, il reste ainsi persuadé que sur Internet, le consommateur d’information est, et doit rester le principal maître à bord.
Les internautes peuvent se protéger eux-mêmes
De récentes mesures émergent du monde politique pour combattre la désinformation, comme en France, où le Parlement a adopté en octobre 2018 une loi anti fake news. En plus du risque de restreindre la liberté d’expression, ce type de mesures a de fortes chances d’être inefficace tant les États qui entendent réguler l’information sur Internet se trouvent confrontés à un problème d’échelle: « une centaine d’heures de vidéos sont postées sur YouTube chaque minute », rappelle Bill Dutton. « Dès lors, à qui donner la responsabilité de déterminer ce qui est juste de ce qui est fallacieux? De distinguer la désinformation de ce qui a de la valeur pour la population? », s’interroge-t-il.
If we pretend that only journalists verify the news on social media, we are in a big trouble.
Users too have to verify what they found.@BiIIDutton at #ijf19@journalismfest @philipdisalvo— assunta corbo (@assunta73) 5 avril 2019
Face à ces questions toujours en suspens, le chercheur préconise plutôt une entraide citoyenne mutuelle, pour autoréguler les données en circulation, à l’image du modèle mis en place par l’encyclopédie libre Wikipédia par exemple. « La désinformation, les internautes peuvent s’en protéger eux-mêmes », estime Bill Dutton.
Quant aux journalistes, ils ont eux aussi un rôle majeur à jouer, en suscitant l’intérêt de la population, et en travaillant à maintenir un niveau d’informations riches et variées. En matière de politique par exemple, les journalistes se doivent « d’écrire des histoires intéressantes et de décrire des aspects intéressants des candidats, pour encourager le public à diversifier les sources. »
Bill Dutton évoque enfin l’enjeu crucial de la littératie informationnelle. Il en appelle à l’éducation du public par l’échange de conseils entre les citoyens, afin que ceux qui manqueraient de compétences pour rechercher et bien vérifier leurs informations, puissent se construire un carnet de bonnes pratiques.
Source de l’image mise en avant: CC by voanews