Comme 8 autres jeunes Ukrainiens, Anastasiia a été accueillie en Suisse par un club de water-polo genevois en mars 2022. Sa sœur et sa mère aussi. Un an après le début de la guerre, leur espoir d’un retour au pays devient pesant.
Il est presque 18 heures dans cette piscine intérieure genevoise. Sous la lumière artificielle, on la repère facilement par les couleurs bleue et jaune de son maillot de bain. Ce samedi, Anastasiia n’a montré aucun signe de fatigue pendant l’heure et demie d’entraînement. Et lorsque son coach lui demande une énième série de longueurs, la fillette replonge sans se faire prier. «Son niveau est excellent, relève Kader entre deux coups de sifflet. Elle apprend très vite.»
Comme Anastasiia, 8 autres jeunes de Kiev s’entraînent avec Carouge Natation. En comptant les proches des poloïstes, le club genevois de water-polo a en tout accueilli 21 réfugiés. Un projet découlant de l’amitié entre l’un des entraîneurs carougeois et le président d’un club de la capitale ukrainienne. Derrière la vitre, Iryna s’est assise sur le banc menant aux vestiaires. Elle est venue voir la fin de l’entraînement de sa fille aînée. La petite Yaroslava assiste à la scène depuis sa poussette.
En regardant sa fille dans le bassin, Iryna se remémore son départ de Kiev. C’était il y a maintenant plus d’un an. Après l’annonce du club d’Anastasiia d’un accueil possible à Genève, tout est allé très vite. «L’argent pour partir n’était pas un souci. Evgen, mon mari, m’a immédiatement demandé d’accepter. Le 7 mars, nous passons la frontière ukrainienne.
Deux jours plus tard, l’avion atterrit à Genève.» Si Evgen est resté au pays pour s’enrôler, c’est pourtant lui qui a convaincu sa femme de partir. Aujourd’hui, la mère de 40 ans et ses deux filles habitent à Carouge. Comme près de 70 000 Ukrainiens, elles possèdent un statut de protection S. Ce permis leur garantissant un droit de séjour en Suisse est actuellement limité à mars 2024.
S’occuper en attendant
Iryna veut rentrer à Kiev. Un souhait pour l’instant trop dangereux, surtout avec deux filles de 11 ans et de 17 mois. Il faut alors attendre en Suisse et, veillant seule sur Yaroslava, la jeune mère ne peut travailler. «Je dois toujours trouver de quoi m’occuper. Sinon, je risque de penser à la guerre et de tomber en dépression.» Même des cours de français en semaine sont une solution. «Juste pour passer le temps», car la professeure d’anglais, parfaitement bilingue, sait qu’apprendre cette autre langue ne lui sera d’aucune utilité. Ni ici, ni à Kiev. Mais aujourd’hui, pas de cours car c’est samedi. Matinée devoirs avec Anastasiia et après-midi promenade avec Yaroslava, donc. «Je connais Carouge dans tous ses recoins.» Elle rit, puis se reconcentre sur l’entraînement. Après tout, regarder un match de sa fille lui permet peut-être aussi de s’évader un peu.
Retour de l’autre côté de la vitre: 18 heures pile, le coach siffle la fin de la partie. Victoire pour Anastasiia et son équipe, la jeune fille sourit en sortant du bassin. Chaque entraînement est une parenthèse heureuse dans cette attente éprouvante, car elle aussi en a marre et veut rentrer «à la maison». Certes, ses journées, rythmées entre le water-polo et l’école, sont plus remplies que celles de sa mère. Mais pour Anastasiia, difficile de se faire des amis dans une langue différente de la sienne.
«Elle s’est essentiellement attachée aux autres réfugiés ukrainiens, raconte Kader. Et pour mes consignes, les deux Genevois bilingues Ilias et Nikolaï lui font la traduction.» La fillette part se changer. L’écho des vagues et du dernier coup de sifflet s’amenuise peu à peu. Cette forte odeur de chlore, elle, persiste entre les quatre murs de la piscine des Pervenches. Séance terminée pour aujourd’hui.
Les entraînements se sont pas les seuls évènements organisés dans le cadre de Carouge Natation. En tout cas pas pour aujourd’hui, car ce soir, les jeunes joueurs ukrainiens et leur famille sont invités pour une fondue chez le vice-président du club, Pierre Bærtschi.
Soirée fondue à l’ukrainienne
19 heures, à quelques rues seulement de la piscine. Anastasiia tient la main de sa mère. Veste et écharpe ont remplacé le maillot de bain. Il vente, on se presse devant la porte d’entrée. Tous les convives arrivent en même temps, c’est le branle-bas de combat chez les Bærtschi. Accueillir près d’une vingtaine de personnes dans cet ancien appartement relève de la performance, mais Pierre et sa femme Sylvie ont finement agencé cuisine et salon: une table pour les enfants, une pour les mamans.
Paul, le traducteur en titre, est absent pour cause de rhume. Les hôtes se font alors comprendre par des bribes d’anglais et des gestes, la barrière de la langue subsistant toujours. L’aisance anglophone d’Iryna aide beaucoup. Le vin aussi, en attendant le plat principal. La mixture prête, Sylvie apporte les caquelons, et des regards intrigués accompagnent vite l’arôme fromager: pas tous ne connaissent la fondue. Discussion autour des spécialités culinaires suisses, une ambiance chaleureuse s’installe.
La famille Bærtschi est très proche du club carougeois. Elle s’est elle aussi investie dans l’accueil des familles, notamment en organisant ponctuellement de telles rencontres. «J’aimerais que ces soirées les ramènent dans une vie un peu normale, raconte Sylvie. C’est un soutien léger, mais j’espère qu’il offre des moments leur donnant l’illusion que ça va.»
Pour Iryna et Anastasiia, cet objectif semble atteint. Le temps d’une soirée, la mère comme sa fille ont pu échanger, rire et oublier la guerre dans leur propre langue. Une réunion entre Ukrainiennes qui s’est déroulée autour d’un plat typiquement suisse. Paradoxe culturel caractérisant bien des réfugiés: s’intégrer un peu, mais pas trop. Ne pas s’attacher, car elles rentreront un jour chez elles. En attendant, demain, c’est devoirs et promenade.
Par Thomas Strübin
Ce travail journalistique a été réalisé pour le cours « Atelier presse », dont l’enseignement est dispensé collaboration avec le CFJM, dans le cadre du master en journalisme de l’Académie du journalisme et des médias (AJM) de l’Université de Neuchâtel.