On y passe pour rafraichir une chevelure à l’abandon, cacher d’une couche de teinture ces racines que l’on ne saurait voir. Et papoter. Beaucoup. J’ai passé deux jours au salon de coiffure «Le Printemps», entre les clientes et les bigoudis, à la découverte du quotidien d’Anna Badalucco, la propriétaire du salon.
J’ai horreur des salons de coiffure. Tout petit, ma coiffeuse me coupait toujours les cheveux trop court, en déblatérant un monologue interminable sans prêter attention à ce qu’elle faisait. Je ressortais du salon avec le désir de me transformer en autruche et dissimuler ma nouvelle tête milles lieues sous la terre. Je complexais devant mes petits copains à l’école les semaines qui suivaient.
Quand j’ai emménagé à Neuchâtel, il y a un an et demi de cela, je me suis retrouvé par hasard en face du «Printemps». Ce salon, je le vois tous les matins depuis le rebord de la fenêtre de ma cuisine. Juste au-dessus du compost. L’odeur putride des légumes en décomposition accentuent le sentiment désagréable que je ressens à la vue de la vitrine (si vous souhaitez me faire fuir, présentez-moi un coiffeur ou un compost). Le Printemps est une petite échoppe, blottie entre un restaurant de sushis et un garage automobile. Parfois, en prenant mon thé, j’observe la rue, les passants, les voitures – certaines s’arrêtent au garage. En revanche, je n’ai jamais vu quelqu’un s’arrêter au salon de coiffure.
Un beau jour, j’ai décidé d’aller voir (c’est faux, ce n’était pas un beau jour, je ne sais pas pourquoi on écrit cela, ces formules toutes faites n’ont aucun sens et pour être honnête je ne me souviens même plus du temps qu’il faisait ce jour-là.) Mon appréhension s’est confirmée: la coiffeuse m’a assommé avec son histoire familiale compliquée. Je n’ai pas pu en placer une.
Mais cette coiffeuse avait un côté attachant. Je me demandais ce qu’il se passait vraiment là-dedans. J’ai aussi voulu vérifier ce qu’on dit sur ces salons, si ce sont vraiment des lieux si importants de sociabilisation, au point d’obtenir des privilèges en période de Covid. Je m’attendais à voir de bonnes vieilles femmes qui s’adonnent aux commérages les plus insignifiants, un yorkshire sur les genoux comme un enfant, la tignasse qui croule sous les bigoudis et le rire d’opéra qui fait trembler les murs. J’ai été surpris.
Avant de commencer, installez-vous confortablement, relâchez votre nuque, détendez-vous. Le texte n’est-il pas trop froid, pas trop chaud? Très bien, alors allons-y.
La reine de la papote
Si «Le Printemps» devait être un son, ce ne serait pas le doux chant d’un rossignol planant entre les tulipes en fleur. «Diing-dong». La proverbiale sonnerie d’accueil s’enclenche au moindre mouvement à l’entrée de la boutique.
Il est 8h00 du matin quand je pénètre dans le royaume d’Anna Badalucco, la patronne. Alertée par la sonnerie, elle me lance un «bonjour» énergique. Ses cheveux blonds ondulés tombent jusqu’au bas de l’épaule. Un peu débroussaillés. Des mèches noires pointent, j’imagine qu’elle ne prend pas le temps de refaire sa propre teinture. Le masque Covid sous le menton avant l’arrivée des premiers clients laisse paraître un sourire permanent. Elle a l’âge d’être ma mère.
Je la sens stressée. Je le suis aussi. Pour détendre l’atmosphère, j’ai apporté des croissants. Mais c’est elle qui me met à l’aise. Elle me tutoie directement, installe-toi ici, tu veux un café? Un thé? Comme un fils, j’obéis. Mon appréhension s’efface à mesure que je discute avec elle. Elle m’explique que son côté chaleureux vient du sud, ses origines siciliennes… Encore un cliché, dans cet univers du kitsch.
Kitsch comme les noms des salons de coiffure. Dans le canton neuchâtelois, il y a 67 magasins qui portent le nom « Coiffure » ou « Coiffeuse » dans leur raison sociale, selon le registre du commerce. Mais certains ont le sens de l’humour. Comme le classique « L’Hair de Plaire » à la Rue Fleury. Chapeau bas pour « Défini’tif », enregistré à la Chaux-de-Fonds.
Au Printemps, je suis entouré par des marguerites qui pendouillent. De fausses plantes grimpantes courent les murs, parsemées de papillons en plastique. Une caméra de vidéosurveillance aux allures de jouet surplombe la salle. Un artifice, comme la teinture appliquée sur la racine des cheveux. De la radio s’échappe une version italienne de Nostalgie, complétant la bande sonore d’un film vintage où les personnages feraient semblant d’être heureux.
Anna me confiera deux jours plus tard que ça fait partie du boulot, savoir détendre. Parfois les clients sont si embarrassés d’être là qu’il faut les décoincer. Pour cela, Anna est devenue experte dans un art tout particulier: la conversation.
Elle commence généralement en douceur, avec une petite remarque sur la météo du jour. Elle installe sa clientèle au shampooing. «T’as vu, il fait beau aujourd’hui !?» La pluie et le beau temps couplée au massage crânien sont une arme redoutable. Le toucher est important car selon elle même les médecins n’osent plus toucher directement leurs patients. Grâce à cette proximité, les clients se détendent, se confient plus facilement. Anna fait preuve d’une mémoire bluffante. Elle se souvient de détails de la vie de ses clients et pose des questions précises qui font mouche. Tu fais des progrès en allemand? Ta petite-fille va comment? Puis elle conseille, elle avise. Non, tu ne devrais pas abandonner, l’allemand, tu en auras besoin plus tard. Ah la petite marche déjà ? Quelle joie. Anna me dit qu’elle est un peu la psy de ses clients. J’acquiesce, mais j’observe que la clientèle a du répondant. Et toi alors? Toujours pas trouvé d’apprenti? Ton mari va bien? La famille en Sicile? Et dans ces cas-là le dialogue vire au monologue ; Anna s’épanche aisément sur sa vie. Je comprends qu’au Printemps, les psys, ce sont aussi les clients.
(Vous aurez constaté que moi aussi, j’essaie de converser avec vous depuis le début de l’article. Un dialogue à sens unique. J’ai même glissé une réflexion sur la météo entre parenthèses, un peu plus tôt. Vous l’avez oubliée? J’ai remarqué que lorsqu’on écoute une conversation à laquelle on ne participe pas, c’est difficile de tout retenir.)
En retrait, j’observe les lieux, les gens, et je m’ennuie un peu. Comme un enfant qu’on dépose au fond de la boutique pendant que maman se refait une beauté.
Anna ne possède pas le luxe de s’ennuyer. Les clients s’enchaînent, ses journées sont remplies. Côté commerce, elle n’a pas à se plaindre. Même si les barbers shops qui se multiplient lui piquent de la clientèle masculine. Et pour la plupart ils ne sont même pas formés, ces injustes concurrents.
La coiffeuse a trouvé une astuce pour me présenter sans provoquer la panique: je suis son nouvel apprenti. Je joue le rôle quelques minutes, tout le monde prend ça à la rigolade puis je dévoile la vérité. Personne ne semble dérangé par ma présence. Je me fais tantôt discret tantôt interrogateur.
Cynthia ou “Tchintzia“ ?
La première cliente arrive à 8h15. Elle s’appelle Cynthia (mais Anna prononce son nom à l’italienne, “Tchintzia“, même devant la mère de Cynthia qui n’ose pas la reprendre une seule fois). C’est une jeune collégienne blonde qui vient raccourcir sa frange et ses mèches. Elles discutent comme deux copines d’école dans un préau, rigolent bruyamment.
Les gestes de la coiffeuse sont rapides, précis, efficaces. Je suis fasciné par sa dextérité acquise au gré des années. En milieu d’après-midi, une cliente plus âgée (j’ai failli écrire patiente) vient refaire une teinture intégrale. Anna commence par peigner les cheveux pour allonger les mèches, les isoler. Puis avec son auriculaire, elle coince son peigne contre la paume de sa main tandis qu’avec son pouce et son index elle agrippe le pinceau et étale la solution. En une heure, Anna est parvenue à shampouiner et appliquer une soixantaine de bandes sur chaque mèches de la dame. En partant du bas de la nuque jusqu’au sommet de la tête, avec la lenteur du calme et la rapidité de la grâce. Le tout sans négliger la discussion, évidemment. Un travail d’artisane.
À midi, elle prend à peine le temps d’avaler un sandwich, en douce dans l’arrière-boutique. La journée se termine à 19h00. Je suis essoré, alors que je n’ai pas fait grand-chose. Les traits d’Anna sont à peine tirés vers le bas.
Comme des potes
J’ai passé deux journées curieuses au Printemps. Finalement, il ne se passe pas grand-chose dans ce salon : on se fait beau en blablatant. Anna savonne, rince, coupe, sèche, ramasse et jette des quantités capillaires impressionnantes. Je n’ai pas eu le sentiment d’assister à la vie du quartier ; bien des clients se déplaçaient de régions avoisinantes pour l’occasion. Souvent par fidélité pour Anna, qui coupe des cheveux depuis 38 printemps déjà. Elle chérit énormément ses clients. D’ailleurs à chaque fois que l’un d’entre eux passe devant le magasin, elle arrête ce qu’elle est en train de faire pour saluer cette personne à coups d’immenses signes de mains. Certains s’arrêtent pour boire le café.
Quelques jours après mon immersion, je me rends compte que j’ai complètement oublié de prendre des photos. Alors j’y retourne, encore. Anna se prête gentiment au jeu à la fin de son service. Elle prend la pose, patiemment. Nous sommes tous les deux éreintés par une journée de boulot. Je me sens un peu coupable en lui donnant des ordres: assieds-toi là, prends le sèche-cheveux, non viens plutôt derrière le comptoir, etc. Qui suis-je pour prendre autant de temps à cette aimable commerçante? Je m’ouvre, je lui dis ma hantise pour les salons de coiffure. Je suis un peu abasourdi quand elle me répond qu’elle aussi, toute petite, elle a détesté ces moments de solitude face à sa coiffeuse. Elle m’explique que beaucoup loupent leurs clients, c’est normal, et les gosses à l’école se moquent tellement…Elle a vécu exactement la même expérience que moi. Ses mots me font l’effet d’une immense étreinte consolatrice. Je ne suis pas le seul à avoir vécu cela, et dans le fond, ce n’est pas si grave. Elle a l’air de dire : regarde, moi, je suis même devenue coiffeuse.
Aujourd’hui
Je regarde le salon, depuis la fenêtre de ma cuisine. Je devine presque Anna, affairée à passer le balai, répondre au téléphone, ou simplement les ciseaux en main à papoter avec une cliente. Mon compost est toujours rempli, l’odeur est moins vivace. Je me motive pour aller le jeter, je descends les trois étages de mon immeuble et me dirige dans la rue d’à-côté. Je passe devant le salon de coiffure. Anna est là, comme toujours. Elle me voit. J’ai droit au grand signe de la main maintenant, comme ses clients, comme des potes.
Ce travail journalistique a été réalisé pour le cours “Journalisme narratif” dans le cadre du master en journalisme de l’Académie du journalisme et des médias (AJM) de l’Université de Neuchâtel.