Le journaliste Nicolas Becquet est à la tête de l’équipe multimédia du quotidien belge L’Écho. Cette cellule réfléchit à de nouveaux formats journalistiques alternatifs, conçus entièrement pour répondre aux besoins du lectorat.
Bien que nous discutions par écrans interposés, Nicolas Becquet a l’enthousiasme communicatif. Repenser les formats proposés par les médias traditionnels, c’est le défi qu’il s’est lancé en intégrant la rédaction du journal économique et financier L’Écho. Le but? Replacer le public au centre des préoccupations, pour (enfin) répondre à ses attentes. “Pendant longtemps, le journaliste était content d’avoir publié ses 20’000 signes. Il estimait avoir rempli son devoir et fait ce qu’on attendait de lui. Mais est-ce vraiment ce que les gens veulent? Avec le numérique, on est amenés à penser les choses en fonction du public“, explique-t-il.
De la méconnaissance des audiences
Tout le problème résiderait là. Les rédactions ont des “audiences fantasmées“, remarque le journaliste. “C’est particulièrement le cas de la presse écrite, où les journalistes ont très peu de retours de la part de leurs lecteurs. Il n’y a aucun feed-back, pas de moyen de savoir si l’article en page 16 a été lu et apprécié“.
L’avantage du numérique est de pouvoir récolter des informations sur les usages du lectorat. Avec l’aide d’un “data analytist“, L’Écho s’est penché sur les habitudes de consommation des visiteurs de sa page Web. Il découvre qu’il existe pas moins de sept ou huit segments d’audience spécifiques. Chaque segment ne recherche pas forcément le même type d’information, ni la même manière de la présenter. “Par exemple, un indépendant a très peu de temps et doit trouver son info directement, sans avoir à lire cinq articles sur le sujet“, souligne Nicolas Becquet. Quand d’autres, au contraire, auront plaisir à se plonger dans un long-format immersif. Il faut donc réfléchir à la manière d’amener les choses “de manière simple, plus directe, qui parle aux gens et leur permette de s’identifier. Les formats traditionnels ne sont pas toujours les meilleurs pour faire passer une information.“
De nouveaux formats et choix audacieux
Changer la manière de présenter l’information implique de faire des choix, en opposition avec la surabondance actuelle d’informations. C’est précisément ce que vise le journalisme narratif : ralentir le flux et prendre le contrepied de l’instantanéité à outrance.
“En tant que média, on a tendance à vouloir produire trop de contenus. Si on noie le public, on risque de l’écoeurer et de le dissuader de venir. J’ai des difficultés avec cette surabondance d’informations que l’on produit. Plutôt faire des choix marqués, très typés,“ explique Nicolas Becquet.
Le web propose des perspectives d’écriture plus libre, jusqu’à décliner l’information sous forme de récit : le “factif“, des faits réels déclinés sous forme de fiction. De plus, contrairement à un journal papier, il offre une immense liberté de présentation et d’immerger totalement le lecteur.
Le burnout pour expérimenter le « factif »
Ce type de nouveau journalisme narratif et long-format s’incarne dans un article sur le burnout publié par L’Écho en 2019. Bien qu’il se base sur des études, des chiffres et des faits réels, l’article se déroule sous forme d’un récit fictif, une conversation entre deux personnages.
1 salarié belge sur 5 est en risque d’épuisement. L’Echo vous propose d’apprendre à reconnaître les symptômes du #burnout avant qu’il ne soit trop tard. À dérouler ⬇️ pic.twitter.com/EMO3oqCyue
— L’Echo (@lecho) November 12, 2019
Le choix du récit a été longuement réfléchi et soupesé. Pourquoi ne pas choisir le témoignage d’une personne réelle? “On voulait se distinguer de tout ce qui avait été fait sur le burnout. On a souvent vu des portraits sur le sujet. En interviewant des personnes, on aurait été beaucoup plus dans le pathos, l’histoire personnelle… Il est très difficile de ne pas tomber dans le larmoyant et de rester explicatif. De plus, le burnout est multifactoriel“, justifie le journaliste. Le but de l’article est justement de démontrer la diversité des causes.“
Selon lui, paradoxalement, ce choix de la fiction ne s’est jamais autant approché d’une forme d’objectivation: “On a raconté l’histoire sous le prisme d’un dénominateur commun. On a choisi de cibler. Faire des choix est important: on ferme, mais on touche davantage aussi. Si on avait fait un papier avec trois témoignages, ils auraient été plus fragmentaires et subjectifs“.
Mobiliser le public et créer des communautés
Nicolas Becquet reconnaît la part de subjectivité évidente de ces choix, parfaitement assumés. Le but est de devenir toujours plus concernant pour ses publics. Pour répondre aux besoins précis des divers segments de lecteurs, L’Écho a d’ailleurs créé plusieurs groupes “privés“ sur les réseaux sociaux, créant ainsi de véritables petites communautés concernées par les mêmes intérêts. “On se déporte du média traditionnel et on fonctionne sur le bouche-à-oreille“, explique Nicolas Becquet. Un nouveau rapport entre lecteurs et journalistes se crée, plus direct et interactif.
Les limites de la personnalisation
En ciblant toujours davantage et en poussant la personnalisation de l’information en fonction de ses publics, ne risque-t-on cependant pas d’aller trop loin? Nicolas Becquet semble conscient de l’effet “algorithmique“ et souhaite s’en prévenir: “Nous ne sommes pas des acteurs de type GAFAM, où l’on fait juste de la curation d’information personnalisée. C’est le défi actuel pour les médias: conserver un filtre, garder ce savoir-faire, cette labélisation sur l’information et de ne pas tout abandonner aux algorithmes ou aux préférences. Il faut être suffisamment intelligent pour se remettre en cause sur la pertinence de ses choix“.
Un défi parmi les nombreux auxquels seront confrontés les médias ces prochains temps, selon le développeur éditorial de l’Écho. Se reconnecter à ses audiences notamment, mais surtout “continuer à expérimenter sur différentes plateformes. Il va falloir profiter de cette émulation. Et lâcher un peu la bride des formats traditionnels“.
Texte: Marine Brunner & Mathilde Morel
Ce travail journalistique a été réalisé pour le cours “information et médias numériques” dans le cadre du master en journalisme de l’Académie du journalisme et des médias (AJM) de l’Université de Neuchâtel.