De la chasse à tous prix

Civet de cerf de Nouvelle Zélande, râble de lièvre d’Argentine ou selle de chevreuil d’élevage autrichien, pourquoi trouve-t-on si peu de chasse suisse dans nos assiettes?

«La sauce crémeuse au poivre vert vient relever le goût marqué du sanglier sauvage.» Dans un décor de brasserie chic, le chef du Pied de Cochon à Genève est l’un des rares restaurateurs à proposer du gibier frais, tiré en Suisse. A sa carte d’automne, la chasse tient une place importante. «Ce plat saisonnier plaît beaucoup, nous sommes souvent complets, même le week-end», déclare-t-il. L’envie de terroir, de saveurs différentes ou de marrons caramélisés, dope les chiffres des restaurateurs.

Mais ne sommes-nous pas victimes de tromperie sur la marchandise? Le gibier ne provient que très rarement des forêts du pays. Pire, dans la majorité des établissements, la viande est issue d’élevage, disponible tout au long de l’année et parfois engraissée bien au-delà de nos frontières.

Des prix incomparables

«Je double mon chiffre d’affaires durant la période de chasse», affirme Sony, le propriétaire de l’Auberge du Chasseur dans le canton de Neuchâtel. «Mais mes plats doivent être accessibles à toutes les bourses, je n’ai donc pas de gibier suisse», explique-t-il. Pour assurer des mets à moins de 60 francs, le restaurateur se fournit principalement en gibier d’élevage autrichien.

« Les restaurateurs choisissent à 90% du gibier européen congelé. » Responsable des ventes à la Boucherie du Palais.

 

Du côté des fournisseurs, les prix varient en effet du simple au double selon la provenance de la viande. Le filet mignon de sanglier chassé à Genève coûte 47 francs le kilo à la boucherie du Palais qui fournit le restaurant Au Pied de Cochon. Alors que dans le catalogue du grossiste bernois Multifood, la même pièce provenant d’un élevage français revient à 24 francs. Un responsable des ventes du fournisseur genevois précise : «Même si nous proposons de la viande de chasse suisse, notre clientèle choisit à 90% du gibier européen congelé».

Une demande insatiable

Le prix est un argument important dans la sélection de la viande. Mais pas que. «Il est tout à fait impossible de répondre à la grande demande avec de la viande autochtone», déclare Marcel Frey de Proviande, la coopérative faitière de la filière. Au regard des chiffres, cette réalité est sans appel. En 2015, les Suisses ont consommé plus de 4500 tonnes de gibier. Au total, moins d’un tiers a pu être assuré par la production nationale. Malgré une légère baisse des importations au cours des dix dernières années, elles restent largement nécessaires pour satisfaire les envies culinaires des Helvètes.

«Pour des raisons de protection de la nature, les quotas de chasse sont très limités en Suisse», explique Hanspeter Egli, président du comité de l’association faitière ChasseSuisse. «Les prises sont bien souvent consommées par les chasseurs qui préfèrent en faire profiter leur famille», avoue-t-il. Un fait confirmé par les intéressés. «Je refuse de vendre mes bêtes par principe» affirme Charles-André Boillat, chasseur passionné qui pratique quatre fois par semaine durant la saison.

Ce large déséquilibre entre l’offre et la demande a une incidence directe sur le prix au kilo. Ce qui explique la part importante d’importation de gibier d’élevage. Mais ce modèle de production se développe également en nos terres.

L’élevage suisse en expansion

Au détour d’une promenade ou derrière la vitre du train, il n’est pas rare de voir des biches gambader dans un champ délimité par un enclos. Même s’il n’est pas aisé de les imaginer dans notre assiette, c’est bien à cet effet que ces élevages sont là. Pourtant, seuls 10% de la production de gibier suisse provenaient de cette activité en 2015, soit 150 tonnes.

«Cette branche est en expansion, il existe déjà 900 élevages de cerfs et de daims en Suisse», explique Pascal Python, responsable de formation pour l’élevage de cervidé chez Agridea. «Les éleveurs ne sont pas tous agriculteurs mais il est difficile de faire tourner l’affaire sans une exploitation à côté notamment à cause des infrastructures couteuses», avoue Pascal Python. Ce marché de niche reste donc difficile d’accès.

Bien qu’elle soit sous-exploitée, l’activité peut toutefois se révéler source de revenus complémentaires intéressants. D’après les calculs d’Agridea, un daim rapporte une marge de 30 francs par bête alors qu’une chèvre laitière ne permet que 13 francs de bénéfice. «Cette filière est un circuit fermé, d’où les grandes chaînes de distribution sont exclues», se réjouit le responsable de formation. «Les éleveurs se chargent de la commercialisation, le plus souvent auprès de particuliers.» Et pour cause. Aucun des grossistes contactés n’a montré d’intérêt pour la viande d’élevage suisse, jugée trop chère.

Des clients pas très regardants

Les restaurateurs en sont persuadés : les clients ne sont pas prêts à allonger les billets. Même pour du gibier frais et chassé dans la région. «Les exigences des clients ne portent pas sur la provenance», assure le patron de l’Auberge du Chasseur. «Le rapport qualité-prix leur convient, c’est ce qui compte pour eux!»

Mais se rendent-ils seulement compte que derrière le nom aguicheur de chasse, se cache une réalité bien différente ? «Les gens n’ont plus de références en terme d’alimentation. C’est le marketing qui établit la qualité d’un produit», déplore Yves Fumat qui ne sert que du gibier sauvage à l’Auberge Communale d’Eclépens.

par Carole Thévenaz
Recherchistes: Vincent Jacquat et Clara Sidler

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