« Ce ne sont pas nous les victimes, mais c’est dur ». Témoignage confesse Will Vassilopoulos en pensant à son expérience en Grèce. L’occasion de revenir sur la blessure morale avec laquelle un grand nombre de journalistes doit vivre. Leur monde, si familier, ne les avait pas préparé aux défis auxquels ils sont confrontés.
« C’est la première fois que je vois un corps mort sur la place. Il n’y a personne autour. Ce corps est tellement petit. Je marche autour. Je pense à mes enfants. Un peu plus loin je vois le corps d’un vieil homme. Des collègues arrivent. Où sont les autorités? Nous ne pouvons pas juste les laisser sur la plage. Nous remontons la route. Un croque-mort est là et il accepte de récupérer les corps. Mais ce n’est pas possible pour lui de tous les porter seul. Il n’est qu’un seul homme avec une camionnette rouge. Nous, reporters, l’aidons alors à amener les corps sur la route. Je suis dévasté. C’est une plage, sur une île d’un pays qui n’est pas en guerre. Cela ne devrait pas arriver. C’est sinistre. C’est diabolique. Pourquoi cela est-il en train d’arriver? Pourquoi cela est-il arrivé à un petit garçon? » (Will Vassilopoulos, 2016)
Will est vidéo journaliste. Il est grec. Il a couvert la crise des migrants qui a atteint son apogée en 2015 et il a remporté en 2016 le Rory Peck Award for News avec sa vidéo : « Peur et désespoir : Refugiés et Migrants affluent en Grèce ».
Will, comme tant d’autres journalistes, a été le témoin de ce désastre humanitaire. Chez lui, sur ses plages qu’il affectionnait, dans un pays qui est le sien et qui ne ressemble en rien à un théâtre de guerre.
Marqué à vie
Il ne sortira pas indemne de son expérience. Avec le temps, il commencera à se sentir moins coupable. Il est journaliste. Il est l’observateur neutre. Il le sait. Son rôle est de montrer la réalité de cette crise, la réalité de ces milliers de migrants qui débarquaient chaque jour sur les côtes grecques. Celle de ces morts, de ces enfants, de ces familles qui arrivent épuisées après avoir fui le chaos et l’horreur de leur propre pays.
Il est journaliste mais il y a tellement de zones grises. Comment tenir une caméra à la main quand tant de personnes appellent à l’aide alors qu’ils se débattent dans l’eau? Il écrit alors et tient un blog: « Ticket to Lesbos », dans lequel il peut parler de ses doutes, de ses colères. Cela l’aide à évacuer, mais il le sait: « je ne m’en remettrai sans doute jamais ».
Blessure morale
Un récent rapport publié par l’université d’Oxford et le Reuters Institute for the Study of Journalism étudie pour la première fois la question du fardeau émotionnel et psychologique lié à la crise des migrants subi par les journalistes. Nous ne parlerons pas ici de stress post traumatique, ni de dépression, si communs dans les situations de conflit armés. Non, nous parlerons de blessure morale.
A l’origine de cette étude, qui a débuté en 2016, les aveux des journalistes aux organisations de presse pour lesquelles ils travaillaient. Ils ont confessé avoir été mis à l’épreuve de façon particulièrement rude alors qu’ils couvraient une crise sans précédent sur les berges paisibles de la Grèce, ce pays d’Europe familier, cette destination de vacances.
C’est un sentiment de culpabilité qui caractérise cette blessure morale. Le fait de se sentir paralysé alors que sous ses yeux se déroulent, chaque jour, des scènes qui remettent en cause ses propres valeurs.
Will témoigne sur son blog de sa propre impuissance, de la honte qu’il a eu par moment de ne rien pouvoir faire: « Le corps de quatre personnes étaient allongés sur le sol froid du cimetière de la ville de Mytilini. Nous ne savons pas qui ils sont, quels sont leurs noms, d’où ils viennent. Parmi eux, une fille, on me dit qu’elle a sept ans. De voir son corps enveloppé de blanc et cette après-midi frileuse m’ont glacé le sang. Il n’y a pas assez d’espace dans le cimetière alors les bulldozers creusent seulement trois trous. Quelle cruauté ! »
Échanger pour s’en sortir
La situation extrême vécue par Will peut toucher tout journaliste engagé sur des terrains similaires. Les médias commencent à prendre conscience du problème et certaines mesures sont timidement introduites.
Hannah Storm, responsable du International News Safety Institute, s’est exprimée à ce sujet dans le cadre de l’International Journalism Festival. Pour elle, il n’y a pas de honte à parler de son expérience et de son ressenti. Les journalistes ont en effet des réactions normales à des situations anormales.Les rédactions quant à elles, doivent les soutenir. Et une oreille attentive peut parfois suffir.