Le journalisme se dote sans cesse de nouveaux instruments pour rendre compte du réel et immerger son audience. L’exemple de la réalité virtuelle couplée aux vidéos à 360° est frappant: où se trouve la limite entre voyeurisme et information? Trop d’immersion tue-t-elle l’immersion? Des questionnements qui peuvent plonger le journaliste dans le désarroi.
Une brochette de spécialistes s’est réunie jeudi après-midi pour débattre des avantages et inconvénients relatifs au reportage à 360°. Tous s’attèlent à documenter au plus près les situations de crise qui font rage dans les pays du Sud. De l’exode des Rohingyas à la guerre au Yémen, en passant par les réfugiés qui traversent la Méditerranée sur des embarcations de fortune, les thématiques sensibles sont multiples.
Susciter l’empathie
Filmer une réalité sans angle mort promet une forme d’objectivité totale: «En un sens, c’est beaucoup plus honnête qu’une photographie qui ne montre qu’une partie de la réalité» remarque Viktorija Mickute, journaliste lituanienne et productrice de contenus innovants à Contrast VR. Dès lors, si aucun détail n’échappe au spectateur, suscite-t-on vraiment un intérêt ou ne risque-t-on pas d’entrer dans le «poverty porn» – soit l’exploitation des images pour générer l’empathie en vue de promouvoir son média ou acquérir plus de dons – ?
Pour Joffrey Monnier, directeur de la «Creative Content Team» chez Médecins sans frontières (MSF), il n’y a pas à tergiverser: «Dans mon cas, il s’agit d’une organisation humanitaire avant tout. La caméra, nous la laissons tomber pour aider. (…) C’est intéressant d’emmener les gens vers nos réalités et la vidéo à 360° est un outil remarquable pour y arriver, aussi pour préparer nos futurs collègues au terrain. Et surtout, le témoignage est important, donner la parole à ceux que nous aidons».
Marc Ellisson, photojournaliste récompensé par le World Press Photo Award pour ses premières nouvelles graphiques à 360° voit dans ce format et dans la réalité virtuelle un moyen d’emmener le lecteur là où il ne se rendra jamais. «C’est aussi une façon de réengager l’audience sur des sujets qu’elle a fini par oublier…» souligne l’ancien informaticien, actif sur des problématiques telle que celle des enfants soldats en République centrafricaine ou la misère dans les camps de réfugiés Sud-Soudanais.
La question du consentement
Si dans nos contrées il paraît évident de demander l’autorisation à une personne que l’on souhaite photographier ou filmer, c’est moins le cas lorsque l’on réalise un reportage sur le sauvetage d’une centaine de migrants en mer. «Cela reste le challenge principal» admet Joe Inwood, l’air pensif. Caméraman chevronné, ce reporter pour la BBC met en avant le côté «global» qu’apporte la vision à 360° comparée à la vidéo «classique» – qu’il continue cependant d’employer: «A 360 degrés, on filme un tout. C’est finalement beaucoup moins intrusif qu’en caméra traditionnelle où l’on fait des zooms sur des personnes spécifiques». Dans ce genre de cas, le reporter est inévitablement amené à collaborer étroitement avec les ONGs et autorités qui appliquent des règles plutôt strictes. «Il est clair qu’il est impossible de demander l’avis de tout le monde, mais c’est une question éthique importante. Il faut essayer au maximum de prévenir les personnes, de vérifier qu’elles ont bien compris que des images vont être faites» réagit Joffrey Monnier.
«Seulement parce que vous pouvez, ne veut pas dire que vous devez»
Ces mots, tout droits sortis de la bouche de Marc Ellisson, résument bien la pensée générale de la tablée.
Des bijoux de technologie pour raconter la pauvreté
Viktorija Mickute voit la caméra 360° comme un moyen de «raconter des histoires avec les communautés sur place». Elle a participé au projet «My people, Our stories», proposé par Contrast VR et Samsung. Cette initiative met en avant l’histoire de huit jeunes d’Afrique et de la péninsule arabe qui n’avaient jamais manipulé de caméra 360° auparavant, et qui ont été équipés puis formés à distance afin de partager leur quotidien. Amnesty International a aidé à faire parvenir les caméras sur place et à éditer des vidéos, après trois mois de collaboration. Pour la journaliste lituanienne, former des locaux permet de leur «donner des outils pour qu’ils montrent ce qu’eux veulent montrer, et pas forcément ce que nous voulons voir».
Elle nuance tout de même l’utilisation de ce format novateur en insistant sur la compréhension du contexte de vie dans lequel la caméra est placée, absolument nécessaire. La compréhension des réalités difficiles reste primordiale, elle ajoute:
«Il faut rester journaliste avant tout, avec son éthique»
Joffrey Monnier rebondit pour rappeler qu’il ne faut pas seulement montrer la pauvreté et la misère, mais également les histoires positives. En comparaison à la vidéo traditionnelle, il estime que «c’est un autre canal bien sûr, mais la problématique concernant l’image et son usage reste inchangée».
Le trauma du spectateur?
Le côté immersif est aussi intéressant qu’il peut devenir dangereux. L’expérience de vision est très puissante, des chocs sont possibles pour celui ou celle qui se plonge dedans. Mais est-ce que cela peut devenir contreproductif et susciter de la peur, voire du dégoût au lieu d’une empathie? Pour Joe Inwood c’est une «expérience très différente de regarder sur l’ordinateur une vidéo Youtube à 360° qu’avec un casque de Réalité Virtuelle (…) après, ce n’est pas si éloigné de la discussion «traditionnelle» du : on montre ou pas».
Une manière de filmer plus honnête selon les intervenants. Et plus humaine aussi? Viktorija Mickute avance que «c’est autre chose de voir avec ses propres yeux, avec toutes les news qui se déversent sur nous chaque jour, ça peut conscientiser».
Au final, le traumatisme de celui qui regarde est lié à la décision du journaliste de «montrer ou pas». Joffrey Monnier précise qu’il n’y a pas de science exacte quant au choix effectué, et qu’il n’est parfois pas définitif. «Si je rentre avec des images avec lesquelles je ne suis pas à l’aise, je ne vais pas les utiliser». Il aborde aussi les doutes qui peuvent subsister. Un cas en Syrie notamment: un corps sur un bateau dont le visage n’était pas identifiable. Des discussions avec l’équipe éditoriale ont suivi afin de définir s’il fallait ou non montrer cette réalité.
La caméra 360° en est encore à ses débuts. Elle semble avoir un avenir prometteur et va encore beaucoup évoluer. Les casques proposés à l’essai à la sortie de la conférence ont suscité beaucoup d’intérêt de la part du public et sur Youtube les vues galopent. Preuve que la réalité virtuelle s’installe progressivement dans le paysage médiatique.