D’abord prévue pour les jeunes, la gratuité des transports publics devrait être élargie aux seniors par le Grand Conseil, qui votera sur le projet pendant sa séance du 2 et 3 mai. Mais le Conseil d’État prévient: trop charger la barque pourrait la faire chavirer, en rendant la mesure inconstitutionnelle.
Fin mars, le Grand Conseil s’est dit favorable à la gratuité des transports publics pour les jeunes de 6 à 24 ans, proposée par le Conseil d’État. Le but: rendre à une partie de la population l’excédent exceptionnel aux comptes. Mais le Parlement n’a pas souhaité s’arrêter là et a validé la même mesure pour les plus de 65 ans. Une gourmandise qui pourrait faire capoter le projet.
Selon la Constitution fédérale, «les prix payés par les usagers des transports publics doivent couvrir une part appropriée des coûts». Rapportée à la population, cette part représenterait minimum 80% des citoyens, estime le gouvernement genevois par la voix de son ministre en charge des Mobilités Pierre Maudet. Or cette proportion ne serait pas atteinte si jeunes et seniors profitaient de la gratuité. Pris de court par la volonté du Parlement d’inclure les plus de 65 ans au projet et craignant un «risque juridique», Pierre Maudet avait donc empêché son adoption immédiate, reportant le débat à la session de mai.
Plusieurs initiatives se sont cassé les dents sur la Constitution Plusieurs initiatives cantonales lancées ces dernières années visaient à introduire la gratuité totale des transports en commun. Elles ont cependant été enterrées à la suite d’une décision du Tribunal fédéral (TF) en mars 2023. Les juges de Mon Repos ont confirmé l’invalidation d’une initiative fribourgeoise, soulignant que la Constitution suisse requiert que la vente des billets couvre une part appropriée des coûts. Cet arrêt du TF, qui a tué dans l’œuf les différents projets de gratuité des transports publics, inquiète aujourd’hui Pierre Maudet. La volonté du Grand Conseil de permettre aux jeunes et aux retraités de voyager à bord des TPG aux frais de la princesse irait à l’encontre de la décision du TF, selon le ministre en charge des Mobilités. |
«Fausse bonne idée»
Avec ses 26 printemps, la députée verte Dilara Bayrak n’aura pas le droit à la gratuité des transports en commun. La jeune écologiste a tout de même voté en faveur de la mesure au Grand Conseil, comme elle a soutenu son élargissement aux personnes âgées. Sa motivation: soulager la bourse de ces deux tranches d’âge, financièrement plus précaires.
Et pourtant, l’élue relève qu’il n’y a pas d’unanimité sur le principe de gratuité: «Plusieurs études ont montré que rendre les transports publics gratuits n’enclencherait pas de vrai transfert modal. Ce sont surtout les gens qui effectuent normalement leurs trajets à pied, qui prendraient le tram pour un ou deux arrêts.»
Un avis que partage son collègue PLR Murat-Julian Alder, membre de la commission des Transports. «Ce qui pousse les gens à utiliser les transports en commun, c’est la qualité des prestations, or on ne peut pas travailler sur cette qualité si les TPG n’ont pas les moyens de développer leurs infrastructures», défend le libéral-radical.
Lui-même a rejeté les diverses propositions pour étendre la gratuité à de nouvelles catégories d’âges, une mesure qu’il n’hésite pas à qualifier «d’absurdité»: «Je ne vois pas au nom de quoi les moins de 25 ans ou les retraités devraient bénéficier d’une quelconque gratuité alors qu’ils ont déjà droit à des tarifs plus bas par rapport à la grande majorité de la population», rappelle-t-il.
L’AVIVO se réjouit
L’Association de défense des retraités et futurs retraités (AVIVO) avait quant à elle déjà lancé une initiative pour baisser le prix des transports publics en 2013. Son président, Ueli Leuenberger, cherche encore à ce que les prix soient revus à la baisse: «Avant que le Grand Conseil propose la gratuité des TPG, nous revendiquions l’abonnement annuel à 200 francs pour les seniors à Genève (ndlr: actuellement fixé à 400 francs). Évidemment que si la gratuité, pour les jeunes et les seniors, se concrétise, nous serons ravis!»
Pourtant, l’AVIVO ne chercherait pas à faire passer cette mesure à tout prix, si elle devait s’avérer inconstitutionnelle. «Nous espérons que la gratuité pour les jeunes soit actée et qu’on discute de la possibilité de la donner aux seniors. Nous sommes dans une démarche intergénérationnelle. Tous les jeunes vont devenir vieux et, au sein de l’AVIVO, nous avons presque tous des enfants ou des petits enfants. On ne souhaite pas bloquer les jeunes!»
De son côté, Murat-Julian Alder dénonce une nouvelle politique de l’arrosoir, après la votation sur la 13ᵉ rente, qui permettrait aux retraités aisés de profiter des mêmes avantages que ceux qui ont moins de moyens. «Si on doit la donner à 20% de la population, j’aimerais que ce soit en priorité aux plus précaires. Que des millionnaires puissent simplement, par la grâce de leur âge, bénéficier de la gratuité, c’est quelque chose que je trouve inadmissible.»
«C’est nul d’être jeune»
De son côté, que pense Dilara Bayrak, avocate de profession, de l’argument d’inconstitutionnalité brandi par Pierre Maudet? «Concrètement, le Conseil d’État ne se base que sur sa propre interprétation juridique pour avancer ce chiffre de 20%, mais il a raison d’être précautionneux, pour réduire la probabilité d’une invalidation de la loi devant les tribunaux. Quoiqu’il arrive, la justice sera sûrement amenée à trancher la question, puisqu’elle reste floue.»
Pour l’écologiste, ce cadeau aux seniors est un coup dur pour les jeunes. Rien de nouveau pour autant, regrette Dilara Bayrak qui dénonce un manque de considération pour cette génération: «Les jeunes pâtissent de cet élargissement, puisque la loi est suspendue alors qu’elle aurait déjà dû être votée. C’est la première fois qu’ils sont enfin considérés comme une catégorie à part entière et c’est uniquement pour leur faire économiser 70 francs par mois. Ils souffrent pourtant d’autres crises plus importantes, comme la grande précarité des étudiantes et étudiants.»
Si elle se défend de vouloir opposer les générations – elle assure qu’elle votera à nouveau en faveur de la gratuité pour les retraités – l’élue verte enfonce le clou: «C’est nul d’être jeune. Ceux qui font de la politique sont souvent des personnes plus âgées et l’empathie dont font preuve les jeunes envers leurs aînés n’est pas forcément réciproque.»
Par Simon Gumy, Thibaud Mabut et Tristan Giordano
Ce travail journalistique a été réalisé pour le cours “Pratiques journalistiques thématiques” dans le cadre du master en journalisme de l’Académie du journalisme et des médias (AJM) de l’Université de Neuchâtel.