Un podcast qui interroge l’histoire familiale

Dans "Au Vieux pays de mes pères"  enquête sur un secret de famille. © Library of Congress via Unsplash

Thomas Rozec l’a toujours su : son arrière-grand-père était collaborateur durant la Seconde Guerre mondiale. Dans ce documentaire en 4 épisodes, le journaliste part sur les traces de son aïeul, dans le pays de Morlaix.

Thomas Rozec a grandi avec cette affirmation un tant soit peu équivoque : son arrière-grand-père, originaire du Finistère, aurait été un collaborateur. En 2020, le journaliste prend l’initiative d’examiner de près l’histoire de son ancêtre, Mathieu Cabioch, boulanger-cultivateur, fervent catholique et autonomiste breton, emprisonné à la fin de la guerre pour avoir «organisé un trafic de pains avec les Allemands, au détriment de la population». Le journaliste français mène son enquête en terre bretonne et plonge dans l’histoire de la Seconde Guerre mondiale, celle qui, après 1945, a divisé la France entre collaborateur·rices et résistant·es.

Le journaliste restitue son enquête sous la forme d’un podcast composé d’un prologue de 5 minutes et de quatre épisodes d’une vingtaine de minutes. Son travail est diffusé par Binge Audio en 2021 et est disponible sur un grand nombre de plateformes d’écoutes. Parce qu’ils échappent aux contraintes de la radio, et qu’ils proposent un format flexible, atemporel et disponible à la demande selon les préférences et les intérêts du public (Berry, 2016), les podcasts natifs sont de plus en plus plébiscités pour aborder un sujet journalistique, mais pas seulement (Ares, 2021). Dans ce travail nous exposerons les outils méthodologiques utilisés par Thomas Rozec pour donner un aspect immersif à son enquête. Nous verrons que Au vieux pays de mes pères est un podcast qui relève du journalisme narratif. Parce que ce type de récit suppose une tension constante entre information et immersion (Vanoost), nous aborderons ensuite plus avant les aspects informatifs du podcast.

Captiver par le récit

Les podcasts, en offrant notamment une échappatoire aux contraintes médiatiques traditionnelles, se prêtent favorablement aux formats narratifs (Lingren, 2016). À la manière d’un roman, ou d’un film, la forme du récit permet alors aux auditeur·rice·s de participer à un processus de connaissance (Preger, 2019). Ainsi, ce format offre au public la possibilité de s’immerger pleinement dans l’histoire en établissant une proximité avec les événements, procurant l’impression d’expérimenter chaque moment en temps réel (Ares, 2021) . Les podcasts s’inscrivent donc en partie dans le mouvement du journalisme narratif en raison de l’engagement direct et subjectif dans le récit des personnes qui les produisent (Ares, 2021, qui cite Harrington, 1997).

Le journalisme narratif applique des techniques d’écritures littéraires pour relater des histoires réelles qui mettent en scène des personnages qui agissent dans un temps et un espace donné (Vanoost). Le·la narrateur·rice, avec une voix distincte et personnelle, façonne l’histoire de manière à créer un récit structuré, capable de simuler une expérience pour les auditeur·rice·s (Vanoost).

Questionner sa famille

Dans Au vieux pays de mes pères, Thomas Rozec mobilise plusieurs outils pour immerger les auditeur·rice·s dans l’histoire familiale et dans les années d’occupation allemande. Au vieux pays de mes pères est un podcast dont la narration est à la première personne. Ainsi, le journaliste s’enregistre lorsqu’il se déplace ou lorsqu’il questionne les membres de sa famille. Il restitue également ses réflexions lors de son processus d’enquête. L’usage du « je » se justifie ici par l’ambivalence de la position de Thomas Rozec dans sa démarche journalistique. À la fois fils, petit-fils, petit-neveu et journaliste, il adopte de multiples postures lorsqu’il interroge sa mère, son grand-père et son grand-oncle. Sa subjectivité a alors trop d’implication sur son terrain d’étude pour ne pas être abordée (Morales, 2022, qui parle de la binationalité ; toutefois, son analyse nous semble transposable ici).

Thomas Rozec mène des entretiens interactifs lorsqu’il interroge les membres de sa famille. Selon Ellis & Berger, l’objectif d’un entretien interactif est que tous les participant·e·s, généralement deux à quatre personnes, y compris le chercheur principal, agissent à la fois comme chercheur·euse et comme participant·e·s à la recherche (Ellis & Berger, 2014). Chacun dispose alors de l’espace nécessaire pour partager son histoire dans le contexte des relations en développement entre tous les participant·e·s(Ellis & Berger, 2014). Cette forme d’entretien suppose que le journaliste a au préalable divulgué ses pensées et émotions aux intervievé·e·s, ce que Thomas Rozec fait lorsqu’il s’adresse à sa famille.

Par les entretiens interactifs, il peut traiter de sujets sensibles et intimes (Ellis & Berger, 2014). Lors de ces entretiens, Thomas Rozec a une approche collaborative puisqu’il donne aux personnes interrogées l’occasion de réfléchir à leur propre histoire, d’élaborer puis d’exprimer leur point de vue. Cette approche permet au journaliste d’assister à des moments de réflexion consciente de ses proches. Lui aussi participe à ces réflexions en tant que membre de cette famille et en tant que journaliste. Ainsi, l’approche collaborative est utile aux deux parties puisque les entretiens interactifs offrent au journaliste et aux descendant·s·es des possibilités de réflexion consciente (Ellis & Berger, 2014).

Ces entretiens sont utilisés essentiellement dans les premiers épisodes afin d’établir le portrait de Mathieu Cabioch sur la base des souvenirs de ses descendant·s·es. Pour ce faire, le journaliste enregistre les conversations des membres de la famille entre eux et avec lui sur cet homme. Ainsi, il ressort des discussions que M. Cabioch était un homme taiseux, « grand comme un Turc » et pieux. Ces entretiens restitués sous la forme auditive permettent une immersion et donnent presque l’impression d’être à la table des descendant·s·es qui évoquent cet homme.

Immerger par la dramaturgie

Le journaliste fait également appel à des comédien·ne·s pour lire des documents officiels notamment ceux à l’origine de l’arrestation de Mathieu Cabioch. La lecture des documents est orchestrée, alternant parfois les voix de comédien·ne·s pour une présentation dynamique et évocatrice. Des compositions musicales rythment ces lectures et donnent vie aux documents officiels. La musique prend une importance particulière lors des moments forts, notamment lorsque le journaliste retrouve la fiche d’arrestation de son arrière-grand-père dans les archives de la ville de Morlaix. L’association de la musique et de la lecture par des comédien·ne·s participe à l’immersion dans l’enquête menée par Thomas Rozec.

L’épisode 3 et un exemple très concret de l’application d’une dramaturgie à son podcast : il s’ouvre sur la lecture d’un extrait de Labyrinthe, une œuvre de fiction signée Louis Guilloux. Ce passage aborde le lynchage public d’une femme accusée de collaboration avec l’occupant allemand, et plus particulièrement l’excitation de la foule avant l’humiliation de cette femme sur la place publique. Une composition musicale accompagne la lecture du texte par une comédienne. En utilisant ce fragment de fiction, Thomas Rozec évoque le destin des femmes tendues après la Seconde Guerre mondiale. Si le journalisme narratif utilise des techniques d’écriture littéraire pour rendre compte d’une histoire réelle (Vanoost), Thomas Rozec utilise la fiction aussi pour entrer dans ce format narratif immersif et faire vivre aux auditeur·rice·s un moment de l’histoire française. En effet, il comprend en accédant au dossier de son arrière-grand-père que les nombreuses lettres de dénonciations qui ont contribué à son arrestation mentionnent notamment la proximité des filles Cabioch avec les Allemands.

L’importance de l’information

Dans ce podcast, Thomas Rozec exploite plusieurs procédés narratifs. Ce type de récit nécessite un équilibre délicat entre l’information et l’immersion, car il existe le risque que l’utilisation d’éléments immersifs prenne le pas sur la transmission d’informations (Vanoost, qui cite Baroni, 2018). Cependant, Thomas Rozec évite cet écueil en faisant intervenir deux experts dans le podcast, à savoir Ronan Calvez, professeur de celtique, et Sébastien Carney, maître de conférences en histoire contemporaine (tous deux du Centre de Recherche Bretonne et Celtique). Leur parole apporte un éclairage informatif. D’abord sur le plan ethnologique, puisque Ronan Calvez fournit des explications sur la place des coutumes celtes en Bretagne. Puis sur le plan historique, puisque Sébastien Carney donne des précisions sur le mouvement autonomiste breton et ses liens avec le parti nazi. Il conduit ce qu’on appelle en science sociales des entretiens d’expert·e·s (Meuser & Nagel, 2002).

Thomas Rozec fait appel à un comédien pour lire un article paru dans le journal L’Heure bretonne du 14 novembre 1942, le journal officiel du parti national breton. Cet extrait, qui valide essentiellement la décision du Troisième Reich d’occuper la Bretagne, offre aux auditeur·rice·s un contexte informatif. Le journaliste intègre également ce qui semble être des archives sonores pour contextualiser et informer sur l’occupation allemande dans la région. Il néglige cependant de citer ses sources, ce qui altère la dimension informative des archives et laisse planer le doute quant à leur authenticité (Épisode 3, à partir de 4’30).

Conclusion

À travers des entretiens interactifs, l’utilisation judicieuse de compositions sonores, de la fiction, ainsi que la lecture par des comédien·ne·s de textes, Thomas Rozec entraîne le public dans son histoire familiale. Par son récit, il emmène également les auditeur·rice·s dans la France sous occupation allemande. Avec finesse, il parvient à équilibrer cette immersion avec une dimension informative, faisant intervenir des experts et exploitants des documents d’archives. L’écoute du podcast devient alors une expérience captivante, qui offre une clé de compréhension de cette période de l’histoire française. Ainsi, Au vieux pays de mes pères répond à l’objectif du journalisme narratif : la mise en récit orientée par une volonté manifeste de capter et de garder l’intérêt du public, avec pour but d’offrir une compréhension plus profonde du réel (Vanoost).

Par Bathsheba Huruy
Ce travail journalistique a été réalisé pour le cours « Méthodes qualitatives des sciences sociales pour la communication et les médias », dans le cadre du master en journalisme de l’Académie du journalisme et des médias (AJM) de l’Université de Neuchâtel.

Bibliographie

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