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Ce patrimoine immatériel qui s’évanouit dans l’au-delà

Certaines données numériques précieuses sont impossibles à récupérer si le défunt n’a pas pris ses dispositions avant sa mort. Tour d’horizon des aspects auxquels il faut penser de son vivant pour éviter des pertes financières à ses héritiers.

Cet article appartient à la série Nouvelle économie de la mort consacrée aux innovations et évolutions dans le secteur du décès:
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Y a-t-il une vie après la mort? Les avis divergent pour ce qui est de vous et moi. Mais pour les données, c’est une certitude: si rien n’est entrepris, certaines seront perdues à tout jamais et cela pourrait coûter cher à vos héritiers. C’est notamment le cas des crypto-monnaies.

Depuis une dizaine d’années, ces monnaies numériques se sont fait une place au soleil dans la panoplie des données numériques sensibles. Mais ce qui fait leur force est aussi leur talon d’Achille: sans clé d’accès, il n’existe aucun moyen de les récupérer. Selon un récent calcul du site spécialisé river.com, le nombre de bitcoins perdus se situe entre 3 et 4 millions. « Cela fait tout de même 225 milliards de francs suisses, au cours actuel », relève Jérôme Bailly, vice-président de Crypto Valley Association, interrogé mi-mai. 

Les décès n’expliquent bien sûr pas toutes ces pertes, mais le spécialiste romand s’étonne que la question de la succession soit si peu abordée dans le milieu de la crypto. Ce d’autant plus qu’il s’agit d’un domaine très secret. Or comment récupérer des cryptomonnaies quand on ne sait pas que la personne décédée en possédait?

Ne pas se considérer comme immortel

Pour Jérôme Bailly, la première chose à faire pour qui détient des cryptomonnaies est donc de réfléchir à sa succession: « Ne vous considérez pas comme immortels! Renseignez-vous, faites un tour d’horizon des solutions existantes! ». Tout comme pour les autres données numériques, il s’agit de choisir à qui l’on accorde sa confiance: à un proche ou à un professionnel? « La plupart des gens à qui j’ai posé la question m’ont dit n’avoir pas encore pris leurs dispositions en matière de succession concernant leur actifs numérique », souligne Jérôme Bailly. 

Les solutions en ligne sont quant à elles encore rares et évidemment payantes. La start-up romande TooYoo propose une option crypto dans son offre, même si elle n’est pas spécialisée dans le domaine, ce que l’expert interprète comme une faiblesse sécuritaire. Celui-ci pointe vers l’entreprise américaine casa.io, qui propose depuis peu une option pour transmettre des bitcoins à ses héritiers. « Il y a un marché, c’est un domaine d’activité qui va prendre de l’ampleur », prédit Jérôme Bailly.

Toutes les données personnelles ne sont pas précieuses

D’un point de vue légal, on différencie les biens à valeur patrimoniale, qui possèdent une valeur en termes monétaires et qui doivent être répartis entre les héritiers et d’autre part les données strictement personnelles du défunt. Celles-ci comprennent par exemple l’appartenance à une association, et ne sont pas transmises lors du décès. « Chaque personne a le pouvoir de garder la maîtrise sur les informations qui la concernent, même après sa mort », résume Philippe Corpataux, avocat chez MBP Avocats à Fribourg.

Tout ce qui s’achète sous forme numérique n’est pas un actif pour autant. Il faut séparer les actifs numériques, dont l’acheteur devient le propriétaire et les produits numériques qui sont acquis sous une licence. Les services de streaming de musique, comme Spotify et iTunes par exemple, précisent dans leurs conditions d’utilisation que l’utilisateur n’est pas propriétaire des morceaux qu’il télécharge. 

Bien au contraire, le paiement de ces services donne uniquement le droit d’utiliser les fichiers mis à disposition dans leur application. Il en va de même dans le monde du jeu vidéo, où les plateformes d’achat dématérialisé comme le Nintendo eShop ou Steam indiquent que leurs contenus ne sont pas vendus, mais “concédés sous licence.” Ces licences d’utilisation ne sont pas transmissibles et prennent fin lors du décès de l’acheteur. 

Qu’elles aient une valeur patrimoniale ou non, ces données personnelles ont un point commun: celui de pouvoir se perdre après la mort de leur détenteur.  « On dit qu’une personne a en moyenne 100 comptes ouverts en ligne » annonce Loyse Vazzaz, formatrice Swisscom. S’il n’y a rien à faire dans certains cas, comme avec la musique sous licence de streaming, dans la plupart des cas il est possible de récupérer les données en question. Il suffit… d’y penser avant sa mort.

La justice rapidement dans l’impasse

Certaines données personnelles, comme les correspondances par e-mail, peuvent avoir une importance dans le processus de succession. Si elles sont considérées comme  confidentielles par la loi, elles pourraient aussi permettre de retrouver la trace d’un compte en banque rarement utilisé dont les proches du défunt ignoraient l’existence.

Mais si les héritiers ne disposent pas des codes nécessaires pour y accéder, un recours juridique contre le prestataire du service a peu de chances d’aboutir. « Le grand problème c’est que ces comptes sont souvent gérés depuis l’étranger », rappelle Philippe Corpataux. « Tous les pays ont leurs propres dispositions légales sur l’accès à ces données en ligne et elles sont rarement les mêmes qu’en Suisse. Le plus souvent, c’est presque impossible d’obtenir les identifiants après le décès de l’utilisateur. » 

Un juge pourra certes exiger que certaines informations soient conservées ou transmises aux héritiers si ceux-ci peuvent le justifier par un intérêt financier lié à la succession, mais encore faut-il que les détenteurs de ces données soient soumis au droit suisse. Les législations cantonales peuvent également varier sur ce sujet.

Dans la pratique, les spécialistes du droit reconnaissent que ces situations ne sont pas très courantes actuellement.  « Les héritiers arrivent à mettre assez rapidement la main sur le téléphone du défunt et son code d’accès. À partir de là, vous pouvez avoir accès à quasiment tout : boîtes mails, comptes sociaux et autres » relativise Antoine Eigenmann, professeur titulaire à l’université de Fribourg et avocat spécialiste du droit des successions.

Par Catherine Rüttiman, Joanne Habegger, Simon Gumy

Ce travail journalistique a été réalisé pour le cours “Pratiques journalistiques thématiques” dans le cadre du master en journalisme de l’Académie du journalisme et des médias (AJM) de l’Université de Neuchâtel.

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