Bernadette Vuvu n’a jamais été à l’école. Lorsqu’elle arrive en Suisse, elle apprend l’alphabet à 40 ans, alors qu’elle élève seule ses six enfants. Aujourd’hui, elle partage sa détermination et son parcours de vie, plus féministe qu’elle ne le pense, en tant qu’ambassadrice de l’association Lire et Écrire.
«Il faut apprendre !» Trois mots. Une évidence. Mais pas pour tout le monde. Dans la vie de Bernadette Vuvu, cette phrase est devenue un mantra. Congolaise d’origine, elle n’a jamais été à l’école mais elle est déterminée à savoir lire, écrire, comprendre, mieux que les autres. Cette motivation ne l’a pas toujours animée. Ce n’est qu’en arrivant en Suisse, après un parcours de vie troublé par l’absence de ses parents et les grossesses précoces, qu’elle ressentira une soif d’apprendre sans limites.
Dans la minuscule salle de bain en désordre, sa fille Dorcas la maquille. Bernadette se fait belle pour me raconter son histoire. Pour les photos aussi. Pendant ce temps, des feuilles de manioc cuisent à petit feu. L’odeur embaume le petit appartement qui borde l’autoroute. Une demi-heure plus tard, elle s’assied sur un large canapé, qui occupe la majorité de la pièce qui fait aussi office de salle à manger. Elle débute son récit en m’expliquant qu’au Congo, l’analphabétisme n’était pas un problème : «En regardant dans le rétroviseur, je me demande comment je faisais pour vivre. Je gérais un magasin et je faisais des achats toute seule, sans savoir lire ni écrire.» Mais quand elle arrive en Suisse, elle se retrouve en difficulté : «C’était vraiment un handicap. Je le ressentais parce que je ne comprenais pas ce qui se passait autour de moi. Et parce qu’ici, tout se fait par écrit.»
Un danger pour ses enfants
Son analphabétisme lui a fait encourir le pire : «J’étais un danger pour mes enfants. Par exemple, lorsqu’ils étaient malades, on me donnait deux ou trois ordonnances différentes. Chacun avait la sienne. Quand on ne sait pas lire, on ne sait pas laquelle est pour qui. J’avais peur de leur donner le mauvais médicament et de ne pas pouvoir les soigner. Ou quand on me donnait un suppositoire pour bébé, je ne pouvais pas lire la notice et pensais qu’il se prenait par voie orale», explique-t-elle. Peu à peu, elle développe alors des stratégies. Des images mentales et des dessins principalement. Ses enfants l’ont également aidé : «On écrivait et lisait à sa place. Parfois, on expliquait les mots les plus compliqués qu’elle ne connaissait pas. C’était chiant parce qu’elle ne lâchait rien. Elle nous posait des questions jusqu’à ce qu’elle comprenne tout ce qui se passe», rapporte Dorcas, sa fille cadette.
Apprendre pour s’émanciper
Elle décide alors d’apprendre à lire et à écrire pour ne plus être dépendante des autres. Le déclic s’opère lorsqu’elle se sépare du père de ses enfants. « Il était jaloux que je noue des liens avec d’autres personnes que lui», estime Bernadette. Un jour, elle se sent terriblement blessée par une de ses remarques : «Il m’a dit: “Si tu ne sais pas lire, alors tu ne fais pas!” Ça m’a énormément blessée, parce qu’il connaît mon parcours, il sait ce que j’ai vécu.» L’insulte finit de la convaincre et la détermine à apprendre à lire et à écrire pour s’émanciper.
En 2008, elle se rend alors à Lire et Écrire, une association qui aide les adultes en situation d’illettrisme. Pendant plus de dix ans, elle suit des cours de français plusieurs demi-journées par semaine. «Ça m’a beaucoup aidée moralement. C’était comme une thérapie. Voir des gens pour partager mes difficultés m’a fait du bien», admet Bernadette.
« C’était comme une thérapie. »
Mais son apprentissage n’a pas été de tout repos. «Le plus dur, c’est d’être parent», affirme la mère célibataire de six enfants. «Au début, je n’arrivais pas à apprendre à cause de mes soucis. Mais je faisais l’effort de partir tous les matins pour le cours de 8 heures, et à 11 heures, je devais courir à la maison pour préparer à manger pour mes enfants», se souvient Bernadette. Elle s’appuie aussi sur les formatrices de Lire et Écrire, comme Céline Monney, qui l’a accompagnée pendant plusieurs années. «C’est une personne solaire, avec une grande volonté d’apprendre et de se débrouiller seule. Pour certains adultes comme elle, apprendre à lire et à écrire devient une révélation, et tout d’un coup, ils ont un besoin inassouvi d’apprendre sans fin», raconte la formatrice.
Témoigner pour motiver, motivée de témoigner
Bernadette s’efforce depuis deux ans de transmettre sa motivation en tant qu’ambassadrice de Lire et Écrire. «Je pense que c’est important de témoigner, parce qu’il y a trop de gens qui se cachent et qui n’osent pas dire qu’ils ont des difficultés. Aujourd’hui, je suis fière parce que je me dis que les ambassadeurs, ce sont des gens qui ont fait des études», sourit-elle.
En Suisse, selon les chiffres de Lire et Écrire, un sixième des adultes ont de la peine à lire un texte simple. Pour Bernadette, pas besoin d’aller loin pour les trouver : «Dans mon immeuble, j’en vois plusieurs qui sont comme moi.» Elle pointe l’étage du dessus. «Je les vois : ils hésitent quand il faut parler, ils ne veulent pas écrire. Alors pour les inciter à aller apprendre, je leur raconte que quand je suis arrivée en Suisse, je ne savais écrire que mon nom et mon prénom. Il n’y a pas d’âge pour apprendre !» s’exclame-t-elle.
« Même à Lire et Écrire, on me dit: “tu es tout le temps au cours, tu veux passer le bac ou quoi ?” »
Elle est consciente qu’elle doit montrer l’exemple et poursuivre son apprentissage. «Parfois les apprenantes de Lire et Écrire me disaient : “Tu es tout le temps au cours, tu veux passer le bac ou quoi ? Quand est-ce que tu vas t’arrêter ?” (rires). Mais moi je veux apprendre encore plus. Personne ne peut m’arrêter d’apprendre», sourit Bernadette. Dernièrement, après un séjour aux Pays-Bas, elle s’est de nouveau sentie bloquée par la barrière de la langue. C’est décidé, après le français, elle veut apprendre l’anglais.