«L’essor de l’urbex est à l’origine de sa déchéance»

Les murs du sous-sol sont couverts de graffitis en dépit des principes de l’urbex. (Photo: Dario Mercolli)

Depuis quelques années, l’exploration de sites abandonnés prend de l’ampleur en Suisse romande. La pratique, plus connue sous le nom d’urbex, séduit de plus en plus de jeunes sur les réseaux sociaux. Mais pour certains puristes, cet engouement apporte son lot de comportements déplacés qui dégradent l’image de l’urbex.

Ding ! Mathieu vient de m’envoyer un message. « 46° 26’ 12.2’’ Nord, 6° 54’ 34.6’’ Est. Dans la Nissan Micra bleue ». On se croirait dans un film. Je comprendrai plus tard que s’il utilise des coordonnées GPS, c’est parce qu’il a l’habitude de manier les adresses non répertoriées sur Google Maps. Inévitable, quand il faut géolocaliser des recoins abandonnés pour sa prochaine sortie d’urbex.

Urbex ? « C’est de l’anglais, pour urban exploration », précise le Vaudois de 31 ans. Le principe est de s’introduire dans une propriété privée abandonnée pour découvrir un lieu qui se veut hors du temps, et souvent, y prendre quelques photos.

La pratique de l’urbex connaît depuis quelques années un intérêt grandissant, surtout auprès des jeunes. Sur internet, les images d’explorations urbaines prolifèrent, tout comme les conseils des urbexeurs (ndlr : les pratiquants de l’urbex). Mathieu, alias Emixplor, fait partie de ces pratiquants chevronnés qui partagent du contenu sur les réseaux. Mais aujourd’hui, ce passionné déplore la dégradation de nombreux spots d’urbex.

Une ruine en mauvais état

Mathieu m’a donné rendez-vous à Montreux pour partager sa passion. L’exploration a lieu de nuit. Quand je monte dans sa voiture, le ton est donné : « On va faire gaffe, j’ai vu des flics en arrivant. S’ils sont encore là, on ne prend pas de risques, on va ailleurs ». Effectivement, la pratique est illégale. Même si le bâtiment tombe en ruine, il s’agit d’une violation de propriété.

Une fois sur place, la voie est libre, mais cela ne l’empêche pas de prendre des précautions. « Évite d’illuminer les fenêtres. Et allume plutôt ma lampe frontale qui émet de la lumière rouge, c’est moins visible », me conseille Mathieu. Je hoche la tête, un peu intimidé par l’expérience. « Cela fait partie de l’urbex. L’illégalité amène cette petite touche d’adrénaline recherchée par les urbexeurs », me confie-t-il.

Pour entrer dans cet imposant bâtiment de quatre étages, il suffit de contourner la bâtisse en prenant un petit escalier qui descend sur le côté. On arrive sur une terrasse, où un canapé usé nous sert de marchepied pour passer au travers d’une fenêtre brisée. Un jeu d’enfant. Le verre éclaté crisse sous nos pieds. À l’intérieur, les murs sont couverts de tags et de graffitis. Les canettes de bière vides jonchent le sol, en plus des innombrables objets loufoques qui ont été ramenés sur place. Pierre tombale, clapier vide, vélos, tout y est. Le rez-de-chaussée et le sous-sol sont complètement vandalisés, mais plus on monte dans les étages, plus on retrouve l’aspect original du lieu.

Au rez-de-chaussée, le mobilier a subi des dégâts. De nombreux objets ont été ramenés dans le bâtiment. (Photo: Dario Mercolli)
Mathieu, alias Emixplor, regrette que le vitrail d’époque ait été vandalisé. Sur le mur, l’inscription « Vandals pas terrorist » (sic). (Photo: Dario Mercolli)

L’urbex à la dérive

Pour Mathieu, c’est l’exemple d’un spot qui a subi les conséquences de l’essor de l’urbex. Au fil du temps et du passage des urbexeurs malintentionnés, il a peu à peu été dévoilé et a subi de nombreuses déprédations. « Sur les réseaux sociaux, quand on voit une photo incroyable, tout le monde veut faire la même, et se précipite pour aller visiter le lieu avant qu’il ne soit déglingué. Une fois que le lieu est ouvert, ça va très vite avant qu’il ne soit cramé. C’est littéralement la course au spot », lance Emixplor.

Pourtant, le respect du lieu est au cœur des maximes de l’urbex. Chacun cherche ses propres sites abandonnés et une fois sur place, on ne laisse et on ne prend rien. Mais tout le monde n’est pas sensible à ces principes : « Il y a un phénomène de mode, véhiculé par les vidéos qui tournent sur Insta, TikTok et YouTube. Par conséquent, il y a des urbexeurs de plus en plus jeunes qui voient ces lieux comme des endroits pour faire n’importe quoi. Ils n’ont pas la même mentalité que les personnes qui viennent par curiosité, en respectant le lieu », commente Mathieu.

Les dérives atteignent même le vol et l’effraction. Il déplore : « Il y a aussi des gens qui volent du mobilier qu’ils pourront revendre en brocante. Certaines personnes, pour ouvrir des spots qui ne sont pas encore connus, vont sur des sites immobiliers pour trouver des biens à vendre, puis forcent l’accès pour y faire leur photo. »

Paradoxalement, un tag exhorte au respect des lieux, en vain. (Photo: Dario Mercolli)

Tourisme de l’abandon

Si de tels dérapages surviennent, c’est non seulement parce que les réseaux sociaux ont rendu l’urbex plus visible, mais parce que la pratique est aussi devenue plus accessible. En effet, pour une quinzaine d’euros, on trouve sur internet des cartes qui recensent les «spots» d’urbex en Suisse. À Tchernobyl, l’essor est tel qu’en parallèle des tour-opérateurs reconnus, des guides d’urbex (appelés stalkers) proposent de visiter illégalement la cité radioactive. Des pratiques touristiques qui dérangent Mathieu: « Je n’aime pas cette notion de tourisme, mais c’est effectivement la tendance actuelle. À l’origine, seule une minorité de personnes faisaient ça. Mais maintenant, ça devient un peu Disneyland. »

Pourquoi l’urbex rencontre-t-il un tel essor ?

Pour Aude Le Gallou, docteure en géographie et pratiquante d’urbex, la réponse réside dans un changement du regard social posé sur les lieux abandonnés : « On observe une revalorisation des zones en friche. Ces lieux deviennent des ressources pour certaines personnes, à la fois pour l’expérience émotionnelle et la distinction sociale qu’elles permettent au travers de l’urbex. » Selon elle, les images qui circulent sur les réseaux sociaux montrent aussi que les urbexeurs donnent une certaine valeur esthétique à ces espaces délaissés par la société.

Cette représentation positive des zones friches s’auto-entretient: « Ce regard est à la fois cause et conséquence de l’essor de l’urbex » explique la géographe. « Mais pas tous les publics voient de l’intérêt dans l’exploration urbaine, nuance Aude Le Gallou. De nombreuses personnes, habitants comme acteurs institutionnels, continuent de voir les friches comme des nuisances. »

Plus généralement, l’essor de l’exploration urbaine s’inscrit aussi dans une tendance au tourisme qui sort des sentiers battus : « L’idée est de redécouvrir des espaces disparus, de retrouver des traces du passé pour se distinguer du tourisme de masse. »

Sensibiliser aux valeurs de l’urbex

Pour faire face à ces problèmes, Emixplor a tenté de lancer une formation urbex. «L’idée n’était pas de favoriser la démocratisation de l’urbex. Je voulais juste aider les débutants motivés qui veulent s’investir (ndlr : il pèse ses mots) dans la pratique, à trouver des lieux par eux-mêmes. Je voulais les sensibiliser aux valeurs de l’urbex et leur éviter de prendre des risques inutiles », précise-t-il.

Mais pour l’heure, le projet est en standby. En cause, un clash sur les réseaux sociaux suite à l’annonce de son projet. « Je pense que les gens n’ont pas compris ce que je voulais faire. Ils se sont peut-être sentis menacés, parce qu’ils pensaient que ça allait rendre l’urbex trop accessible », réplique Mathieu. Mais à la suite de notre discussion, il me confie qu’il songe à relancer la formation. Sur le retour, il m’indique encore quelques spots d’urbex (trop) connus. En ce qui concerne ses nouveaux terrains de jeux encore en bon état, il les gardera secrets. Le temps que les urbexeurs soient plus sensibles au respect des lieux abandonnés.

Par Dario Mercolli
Ce travail journalistique a été réalisé pour le cours « Atelier presse I », dans le cadre du master en journalisme de l’Académie du journalisme et des médias (AJM) de l’Université de Neuchâtel.

Derniers articles de Ecrit