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Les médias peuvent-ils se passer de Facebook?

Graffiti à Londres.

Facebook offre une source d’audience majeure pour les médias. Pourtant, que ce soit dans le fonctionnement de l’algorithme ou le design du News Feed, la plateforme impose de nombreuses contraintes à ses utilisateurs. Partiellement dépendants de cet afflux d’audience, les médias cherchent en contrepartie à se défaire des limites de la plateforme.

Facebook offre une source d’audience majeure pour les médias, qui peinent encore à s’en détacher. Facebook est à l’origine de plus de 30% de l’audience internet d’une majorité de médias en Europe et en Amérique du nord, selon une étude de l’International News Media Association. Ces dernières années, la plateforme n’a pourtant pas optimisé son algorithme et ses contraintes de publication en faveur des acteurs médiatiques. Pour eux, l’objectif est de maximiser la visibilité des publications afin d’augmenter l’audience sur les sites. Mais Facebook semble agir en sens inverse.

L’algorithme de Facebook choisit les publications qui apparaîtront sur le News Feed des utilisateurs. Il fonctionne sur une priorité simple: montrer aux usagers du contenu avec lequel ils ont le plus de chance d’interagir, et ainsi faire passer le contenu des médias au second plan, au profit des interactions sociales [1]. L’algorithme met également en avant les publications avec un grand nombre de partages et de commentaires.

Le fonctionnement précis de l’algorithme reste cependant un mystère pour beaucoup de rédactions, qui fonctionnent à tâtons pour trouver les publications qui attirent l’audience. “Nous avons souvent eu du contenu supprimé ou limité, explique Geoffrey Moret, CEO de Kapaw, un média plateform only, présent uniquement sur Facebook et Instagram. Nous avons une personne de l’équipe qui gère les publications et le contact avec Facebook, mais nous comprenons rarement pourquoi telle ou telle décision a été prise par la plateforme”.

Les rédactions favorisent en général les sujets plus divertissants et légers. Elles cherchent à susciter les réactions émotionnelles de l’audience, qui partagera et commentera plus facilement. Cette contrainte imposée par l’algorithme peut être vue comme un risque d’appauvrissement éditorial [2].

L’utilisateur avant les médias

Dans une volonté de nettoyer le News Feed des spams, Facebook a fortement diminué la portée organique des pages, c’est-à-dire le pourcentage de personnes atteintes par une publication. Une étude réalisée par l’entreprise social@Ogilvy en 2014 sur plus d’une centaine de pages estimait leur portée moyenne à 16% en 2012 contre 6% en 2014. Pour les pages de plus de 500’000 likes, ce chiffre diminuait à 2%.

En 2018, un changement important dans l’algorithme a encore diminué la portée organique. Mark Zuckerberg, créateur de Facebook annonçait vouloir “reconnecter les gens ensemble” et favoriser les individus plutôt que les pages.

Il est désormais difficile de mesurer précisément la portée organique des publications, car elle est fortement dépendante du contenu. Par exemple, l’algorithme diminue la visibilité des liens externes et des vidéos. Un changement qui touche particulièrement les médias. Il met en avant les publications avec beaucoup de commentaires et de partages, plutôt que les likes, poussant le contenu susceptible de faire le “buzz”.

De plus, le design du News Feed de Facebook est prompt à un effacement des médias. Les publications mettent en avant les titres (en gros, caractère gras) les photos ou les vidéos. Les contributeurs, qu’ils soient une page ou un individu, sont affichés en petit et en bleu. Les journalistes et le nom des médias apparaissent en gris pâle, en bas de la publication. Une étude réalisé par le Pew Research Center démontre que dans plusieurs pays européens, une part non négligeable de la population ne faisait pas attention à quel média publiait les articles qu’elle lisait sur Facebook. En France par exemple, ce chiffre représente 35% de l’audience.

Pourcentage des utilisateurs de réseaux sociaux qui ne font pas attention à la source (à gauche), qui ne connaissent pas la source (au centre) ou qui connaissent la source (à droite) de l’actualité qu’ils suivent sur les réseaux sociaux.
© Pew Research Center

Facebook cherche malgré tout une collaboration avec les médias, dont il dépend aussi en partie. Mais les contraintes imposées aux publications intégrées ces dernières années ne semblent pas aller dans une logique de coopération.

Une relation ambiguë

Comme d’autres plateformes, Facebook facilite aux médias la diffusion à plus large échelle de leurs productions, et leur offre ainsi une plus grande visibilité. Mais le réseau social crée également un rapport de dépendance pour les médias qui sont soumis aux conditions de la plateforme. Plus encore, il contribue de fait, par son fonctionnement, à orienter les contenus éditoriaux [2]. Bien que la relation entre le réseau et les médias qui l’utilisent doive être nuancée – la dépendance entre les deux partis est en réalité bilatérale, Facebook nécessitant aujourd’hui de contenus informationnels qualitatifs et fiables pour alimenter sa plateforme [3] – dans ce contexte, la question des limites déontologiques et du contrôle éditorial par Facebook apparaît primordiale d’un point de vue journalistique. Les médias peuvent-ils dépasser cette relation de (co)dépendance qui les lie à Facebook? Et dans un écosystème médiatique de plus en plus dense, comment se démarquer en tant que média malgré les contraintes posées par le réseau social?

Pendant longtemps dans leur relation avec Facebook les médias se sont appuyés sur la stratégie du clic: afin de capter l’attention des internautes et inciter au maximum l’engagement, les contenus postés reproduisaient la logique du clickbait car c’est ce type de production qui est privilégié par l’algorithme. Cette stratégie n’est néanmoins efficace qu’à court-terme. Même si les lecteurs engagent beaucoup avec des contenus, ils ne se fidélisent pas pour autant au média qui les réalise [1].

Afin de continuer à exister et garder leur audience sur le long-terme, les médias se voient donc dans l’obligation de mettre en place d’autres méthodes, parfois complémentaires, aux publications traditionnelles sur Facebook. Les médias cherchent désormais plutôt à mettre en avant leur plus-value par rapport à leurs concurrents en contournant les barrières du modèle de Facebook, dans l’espoir de reprendre le contrôle de leurs contenus [1].

Diversifier son offre

Les stratégies pour se détourner des contraintes de Facebook sont nombreuses et diffèrent dans chaque média. La plus courante est probablement la diversification des canaux de diffusion qui permet de limiter la dépendance à une plateforme unique. Ainsi, il est fréquent qu’un même média soit présent sur plusieurs réseaux sociaux à la fois. En plus de “diluer la dépendance à un acteur unique” [1], cette pratique offre la possibilité de cibler différents publics et ainsi élargir l’audience. Dans cette perspective et à la suite du constat que les services de messageries ont surpassé les réseaux sociaux en termes d’utilisation, plusieurs médias ont développé ces dernières années des formats à destination des applications de messagerie telles que Messenger, WhatsApp ou encore Telegram. C’est le cas par exemple de la RTS qui en pleine crise de coronavirus a lancé Le short, un podcast distribué sur WhatsApp tous les matins, du lundi au vendredi.

 

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En passant par ce type de plateformes, les médias valorisent leurs contenus et renforcent le lien avec leur public. L’avantage de ces messageries par rapport aux réseaux sociaux réside dans le fait que leur fonctionnement ne repose pas sur un algorithme et permet de créer un lien de proximité avec l’audience, en touchant directement les destinataires [2]. Reste que certaines de ces applications appartiennent également à Facebook – c’est le cas notamment de Messenger et WhatsApp. Il est donc difficile pour les médias de se défaire totalement du géant bleu.

Si la forme préoccupe les rédactions, le fond est également source de questionnement. Chez Kapaw, le média s’est distingué dans un premier temps avec les vidéos textées, peu courantes sur les pages Facebook des médias romands il y a quelques années. Actuellement, ce format ne suffit plus. L’équipe mise plutôt aujourd’hui sur l’originalité des contenus, comme l’explique Geoffrey Moret lors d’une interview.

 

Facebook, un géant insurmontable?

Une autre manière pour les médias de contourner les contraintes liées à Facebook serait de faire jouer la solidarité au sein de l’industrie médiatique en défendant une position partagée et en faisant valoir des intérêts communs face au géant américain [1]. Une telle coordination est néanmoins complexe à mettre en place et doit prendre en compte l’inégalité de taille et de moyens parmi les médias. Ces derniers risqueraient de créer “un système à deux vitesses qui opposerait des médias aux reins solides, capables de négocier avec Facebook, d’exiger des revenus publicitaires ou de s’y opposer, et de plus petits acteurs, à la merci du moindre changement de stratégie et absents de la table des négociations” [1].

Finalement, une solution peut également émaner des autorités politiques en matière de législation afin de “réguler l’exploitation de contenus” par les plateformes comme Facebook [2]. L’Australie a par exemple récemment annoncé vouloir forcer Facebook à partager une partie de son revenu publicitaire avec les médias locaux.

Mais là encore, ce genre de mesures est difficile à appliquer. D’autant plus que les gouvernements s’aventurent encore peu sur ce terrain, et les rares tentatives visant à légiférer échouent souvent.

Facebook, dans son modèle actuel, désavantage incontestablement les petits acteurs médiatiques. Mais même les plus fortunés d’entre eux sont déstabilisés par le fonctionnement de la plateforme. Ces dernières années ont vu fleurir une prise de conscience sur leur dépendance à ce réseau et la nécessité de renouer un lien privilégié avec leur public, en rééquilibrant la balance entre les deux partis. La volonté d’une mainmise plus ferme des médias sur leurs contenus s’est alors accompagnée par diverses stratégies pour contourner – du moins en partie – les limites de Facebook. Mais l’hégémonie du réseau social pèse lourd sur cette balance. Si bien que les médias, tout en ayant trouvé des idées pour se distinguer autrement, n’ont pas encore réussi à se défaire totalement de la souveraineté de Facebook.

Par Isabel Ares et Mattia Pillonel

[1] Nathalie Pignard-Cheynel (2018), Facebook et les médias, une liaison diaboliquement complexe, La revue des médias, https://larevuedesmedias.ina.fr/facebook-et-les-medias-une-liaison-diaboliquement-complexe

[2] Nathalie Pignard-Cheynel, Lara van Dievoet (2019), Les plateformes et les infomédiaires, in: Journalisme mobile. Usages informationnels, stratégies éditoriales et pratiques journalistiques, 1re édition, pp. 103-132

[3] Nathalie Pignard-Cheynel (2019), Facebook confirme sa transformation en plateforme média, La revue des médias, https://larevuedesmedias.ina.fr/avec-news-et-watch-facebook-confirme-sa-transformation-en-plateforme-media

Ce travail journalistique a été réalisé pour le cours “Information et médias numériques” dans le cadre du master en journalisme de l’Académie du journalisme et des médias (AJM) de l’Université de Neuchâtel.

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