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“Ghettos scolaires”: le journalisme à l’épreuve des méthodes qualitatives

Une classe d'élèves d'un cycle d'orientation. Crédits: Keystone

Genève 2018, dans le Cycle de Pinchat, une classe d’élèves “ingérables” épuise ses enseignant·es. Des situations comme celle-ci se multiplient en Romandie, et les médias ont décidé de s’emparer du problème. Analyse.

Le Temps publie le 9 avril un article intitulé “Face aux classes infernales, les profs romands vivent un vrai cauchemar”. Sylvain Besson, journaliste à l’origine de ce papier, cherche à tracer les contours d’un problème systémique dans l’enseignement du secondaire I : “les ghettos scolaires”. L’article peut être découpé en trois parties. Dans un premier temps, Sylvain Besson fait un état des lieux de la situation au Cycle de Pinchat. Il s’appuie sur les témoignages du directeur de l’établissement et de plusieurs enseignant·es pour mettre en lumière le comportement dysfonctionnel de certain·es élèves. Dans un deuxième temps, il dresse un profil socio-économique des adolescent·es en cause et de leurs familles. Il signale les défis que pose la grande hétérogénéité des enfants qui fréquentent l’établissement et le manque de formation des enseignant·es pour s’occuper des “classes rebelles”. Enfin, il interroge les autorités politiques et les professionnel·les du secondaire II concernant la manière d’accompagner efficacement ces jeunes dans leur vie scolaire et professionnelle. 

Pour mener son enquête, le journaliste a interrogé un panel de quinze personnes[1] : Le directeur de l’établissement, cinq enseignant·es, une équithérapeute ainsi qu’un coach qui accompagnent les classes difficiles, la coprésidente du syndicat des enseignant·es du cycle, l’ancien conseiller d’État genevois Charles Beer, la ministre genevoise de l’Éducation Anne Emery-Torracinta, un membre du service de la recherche en éducation, la directrice de l’ECG Ella-Maillart, un ancien député vert et “une personne qui connait la situation”. De multiples interviews ponctuent l’article, elles permettent de cerner l’enjeu, mais le micro n’est jamais tendu aux élèves ni à leurs parents. Le papier vire parfois au procès à charge, sans que les accusé·es puissent se défendre. 

Le choix des intervenant·es pose ainsi plusieurs questions concernant la posture du journaliste. Dans cet article, j’interroge la recherche en méthodes qualitatives concernant la pratique de l’entretien et la possible orientation de la réalité sociale qu’induit la sélection des sources. Je m’intéresse également à la manière de restituer les données récoltées lors d’une enquête.

Les méthodes

L’enquête réalisée par Sylvain Besson repose essentiellement sur des outils propres aux méthodes qualitatives. La majorité des informations fournies proviennent d’entretiens semi-directifs. Aucune indication explicite sur la méthode de récolte de données n’est mentionnée dans l’article, mais l’utilisation systématique de citations des différent·es intervenant·es laisse à penser que Sylvain Besson a procédé à des entretiens en présentiel ou en visioconférence. Le journaliste a également mené une brève observation sur le terrain en suivant plusieurs élèves durant le trajet les menant au cycle. Certaines statistiques (méthode quantitative) sont également fournies dans le papier.

Ainsi, formellement, l’investigation menée par Sylvain Besson a nécessité l’utilisation de méthodes mixtes[2], même si son travail s’apparente davantage à une enquête qualitative. Le journaliste réalise une recherche en apparence complète en mobilisant des sources existantes (statistiques sur l’état psychologique des enseignant·es ou sur le taux d’échec des élèves suite à une “boucle de transition [3]“) et des sources suscitées (entretiens et observations). Pourtant, la multiplicité des sources ne soustrait pas l’enquêteur à une réflexion approfondie sur sa posture de journaliste, sur l’influence de possibles biais dans le choix du contenu utilisé pour mener son enquête et sur la manière de la restituer sur le papier. 

Les sources “autorisées”, vectrices d’une réalité sociale orientée

Il y a plusieurs décennies déjà, Hall et ses collaborateurs affirmaient que le choix des sources retenues dans les médias répondait à une logique d’autorité. Certain·es intervenant·es, par leur statut d’expert·e ou leur position de pouvoir politique auraient valeur d’objectivité (Hall, 1978 in Schlesinger et al, 1992). Plusieurs travaux ont depuis confirmé cette observation (Rieffel, 1983 ; Schlesinger et al., 1992) : il semble parfois y avoir des accointances du monde médiatique avec les élites au détriment de “réseaux plus marginaux ou moins institutionnalisés” (Rieffel, 1983). En se tournant prioritairement vers des sources dont la crédibilité est attestée en raison de leur pouvoir institutionnel (sources “autorisées”), le regard des puissant·es et des classes privilégiées serait “surintroduit” ; la recherche d’une forme d’impartialité des médias conduirait ainsi paradoxalement à une définition orientée de la réalité sociale (Hall, 1978 in Schlesinger et al, 1992). 

La question de l’orientation de la réalité sociale prend tout son sens dans l’investigation menée par Sylvain Besson. Le récit de la construction des “ghettos scolaires” n’est construit qu’à travers le prisme de celles et ceux qui représentent l’autorité : corps enseignant, expert·es, politicien·nes. Quelle valeur méthodologique peut-on donner à un article qui décide d’éjecter de la récolte de données la voix des acteur·trices qui font l’objet de l’enquête ? Les seuls propos imputés aux élèves relèvent du discours indirect : des enseignant·es ou le journaliste répétant les insultes entendues respectivement en classe et sur le chemin de l’école. En observant depuis le haut et à travers le discours de sources institutionnelles les élèves qui posent problème, et en se substituant à ces adolescent·es pour restituer leur attitude et leur langage, le journaliste se fait le porte-parole d’une réalité sociale éminemment orientée au sens de Hall (1978 in Schlesinger et al., 1992).

Gardons cependant à l’esprit que l’hypothèse selon laquelle le journaliste s’est confronté à un ou plusieurs refus en proposant un entretien aux élèves concerné·es et/ou à leurs parents n’est pas exclue. Si tel est le cas, sans doute aurait-il fallu que Sylvain Besson le mentionne dans son article.  

La restitution, une affaire de points de vue

La question de l’orientation de la réalité sociale n’est pourtant pas le seul enjeu méthodologique que pose cette enquête. Selon Rabatel : “La responsabilité́ professionnelle du journaliste commande qu’il s’efface derrière les points de vue des acteurs sociaux, et qu’il donne la parole aux points de vue antagonistes” (2006). Nous venons de voir que le journaliste a abandonné l’idée de donner sa place aux points de vue antagonistes dans cet article. Mais qu’en est-il de la posture adoptée par Sylvain Besson lors de la restitution ?  S’est-il “effacé derrière les points de vue des acteurs sociaux” ? Est-ce seulement possible de le faire ? 

La neutralité dans le journalisme pourrait représenter un fantasme inatteignable. La recherche semble en effet questionner la possibilité, issue de la pensée positiviste, d’existence d’une neutralité axiologique au sens d’objectivité idéale, d’exclusion des valeurs du/de la chercheur·se ou du/de la journaliste (Freund, 1990) ; à plus forte raison dans les méthodes qualitatives où l’analyse de données implique une forme de subjectivité (Dépelteau, 2000). La simple traduction de l’oralité d’un entretien à l’écrit ne pourrait être dépourvue de prise de position du/de la chercheur·se (Beaud et Weber, 2003). En effet, la pratique de l’entretien implique une coconstruction du discours entre enquêté·e et enquêteur·trice (Blanchet, 1986). C’est une relation sociale entre deux personnes qui peut notamment impliquer un rapport de pouvoir (Beaud, 1996).

Pourtant, le/la journaliste ne peut s’exonérer d’une recherche d’objectivité dans son enquête, notamment dans la présentation du point de vue des locuteur·trices ou des faits (Rabatel, 2006). Il/elle doit en outre renoncer, autant que faire se peut, à donner son avis (ibid.). 

Dans l’article de Sylvain Besson (comme dans la grande majorité des compositions journalistiques), nous n’avons accès ni à la grille d’entretien, ni à la restitution complète des interviews. Il nous faut ainsi faire confiance en la bonne foi du journaliste pour choisir des passages qui restituent objectivement la pensée de ses interlocuteur·trices. En revanche, nous pouvons analyser les parties narratives, le langage utilisé par le journaliste pour décrire la situation. 

L’impartialité du/de la journaliste passe aussi par le choix des mots. Les mots peuvent aussi bien décrire que trahir le réel (Schneidermann, 1999, in Rabatel, 2006). Et dans l’enquête de Sylvain Besson, les termes sont sans équivoque : “la classe la plus pénible du Cycle de Pinchat”, “font subir l’enfer à leurs profs”, “une coutume brutale”, “apprivoiser des adolescents rebelles”… Nous ne connaissons pas les critères mobilisés par le journaliste pour considérer ce qu’est une coutume brutale[4] ou justifier le terme “enfer” pour décrire ce qu’endure le corps enseignant. L’article semble ainsi parfois manquer d’impartialité : un des trois critères fondateurs de la déontologie journalistique selon Rabatel (2006).

Conclusion 

Ainsi, contrairement au Cycle de Pinchat qui, comme l’expose le journaliste, “perché au rebord d’une falaise […] se situe à la frontière de deux mondes”, entre villas de campagne et “cités HLM dont certaines sont plutôt délabrées”, l’enquête de Sylvain Besson, à la lumière de plusieurs considérations méthodologiques, peut parfois sembler pencher de l’un des deux côtés de la frontière. Pour améliorer son investigation, Sylvain Besson aurait ainsi pu donner la parole aux élèves et à leurs familles, et chercher des formulations plus neutres pour décrire la situation des “ghettos scolaires”.

Par Elio Sottas

Ce travail journalistique a été réalisé pour le cours “Méthodes qualitatives des sciences sociales pour la communication et les médias”, dans le cadre du master en journalisme de l’Académie du journalisme et des médias (AJM) de l’Université de Neuchâtel.

Bibliographie 

Beaud, S. (1996). L’usage de l’entretien en sciences sociales. Plaidoyer pour l’« entretien ethnographique ». Politix, 35, 226-257. https://doi.org/10.3406/polix.1996.1966

Beaud, S. & Weber, F. (2003). Guide de l’enquête de terrain. La Découverte. 

Blanchet, A. (1986). Les incertitudes méthodologiques de l’entretien de recherche. In Bulletin de psychologie (Vol. 39, Issue 377, pp. 761–764). PERSEE Program. https://doi.org/10.3406/bupsy.1986.12811

Dépelteau, F. (2000). La démarche d’une recherche en sciences humaines. De la question de départ à la communication des résultats, Laval, PUL/De Boeck 

Freund, J. (1990). I. La neutralité axiologique. Dans : J. Freund, Études sur Max Weber (pp. 11-69). Genève: Librairie Droz.

Rabatel, A., & Chauvin-Vileno, A. (2006). La question de la responsabilité dans l’écriture de presse. In Semen (Issue 22). OpenEdition. https://doi.org/10.4000/semen.2792

Rieffel, R. (1983). Analyse de l’élite des journalistes : Questions de méthode. Revue Française de Science Politique33(3), 455–479. http://www.jstor.org/stable/43121595

Schlesinger, P. (1992). Repenser la sociologie du journalisme. Les stratégies de la source d’information et les limites du média-centrisme. Réseaux, 51, 75-98. https://www.cairn.info/revue–1992-1-page-75.htm.

Article analysé

Besson, S. (9 avril 2018). Face aux classes infernales, les profs romands vivent un vrai cauchemar. Le Temps.


[1] Il fait en l’occurrence référence à la tradition de jeter de la farine et des œufs au visage de celles et ceux qui fêtent leur anniversaire.


[2] Précisons que les données quantitatives n’ont pas été récoltées par le journaliste.

[3] Classe préparatoire permettant aux élèves en difficulté de rejoindre des formations adéquates pour elles/eux.


[4] La situation professionnelle des différents intervenant·es correspond à leur statut en 2018, année de publication de l’article.

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