Pendant 10 épisodes de 28 minutes sortis sur France Culture en 2016, Adila Bennedjaï-Zou enquête sur la mort de son père. La tâche est ardue : le drame s’est produit en 1975, en Algérie. Quelles ont été les méthodes utilisées pour enquêter à quatre décennies d’intervalle dans un pays étranger ? Analyse.
Le corps d’un homme assassiné sur son lit dans la ferme où il effectuait son service militaire est découvert le 12 décembre 1975 près de Bousfer, à l’ouest de l’Algérie. Cet homme est Hocine Bennedjaï, père de Adila Bennedjaï-Zou. Cette dernière a deux ans au moment des faits et déménage rapidement en France avec sa mère, suite à la disparition de son père. Quarante ans après, elle décide de retourner pour la première fois en Algérie pour mener l’enquête sur la mort de son père Hocine. Cette enquête donnera naissance à une série de podcast en 10 épisodes sur France Culture en 2016 : Mes années Boum, en référence au président Boumédiène, au pouvoir en Algérie entre 1965 et 1978.
Une enquête narrée
Pour Neveu (2014), le journalisme est un art narratif. Et ça, Adila Bennedjaï-Zou l’a bien compris. Cette enquête est avant tout une histoire, celle de sa famille. Le premier épisode commence par la voix de la mère de Adila qui s’adresse à sa fille et lui raconte comment celle-ci répétait inlassablement la phrase «Papa est mort», peu avant l’annonce de la mort de Hocine. Suite à cela, on entend la voix d’Adila pour la première fois : «Vous avez du mal à y croire, moi aussi. Et pourtant la petite fille qui dit “Papa est mort”, c’est moi». Dès les premières secondes, la journaliste nous interpelle et nous inclut dans son enquête.
L’objectivité tant fantasmée du journaliste (Schudson, 2001) n’est pas à l’ordre du jour : dans ce travail journalistique, Adila Bennedjaï-Zou raconte son enquête à la première personne. C’est elle qui nous guide tout au long de son travail, elle n’hésite d’ailleurs pas à expliciter ses doutes et son intuition à la suite d’un témoignage récolté (Riesman, 1974). L’enquête est construite comme une série de 10 épisodes de 28 minutes chacun. Une régularité qui pourrait faire penser à une œuvre de fiction. À l’instar de ces derniers, les épisodes se terminent quasi-systématiquement sur une sorte de cliffhanger qui amène une nouvelle information ou questionne ce que l’auditeur pensait acquis à ce stade de l’enquête. Stimulant ainsi la personne qui écoute le podcast tant intellectuellement qu’émotionnellement (Wolfe, 1973). Toujours dans cette logique scénaristique, les épisodes commencent par un récapitulatif des dernières avancées de la journaliste.
Un autre stratagème pour créer une enquête plaisante à suivre pour le public est la rétention d’information. L’enquête avance pas à pas et la narratrice se met dans l’état d’esprit dans lequel elle était lors des découvertes. Ainsi, une théorie sur la mort de son père peut être vue comme crédible pendant plus d’un épisode avant de s’avérer totalement fausse lorsque contredite par une nouvelle information. La journaliste a délibérément décidé de laisser ce genre de fausses pistes qui en elles-mêmes n’apportent rien à la résolution du conflit mais permettent de comprendre tous les chemins et échecs qui ont amenés à la réalisation de l’enquête. Le suspense d’un travail d’enquête profite au public, qui est tenu en haleine tout au long des 10 épisodes de Mes années Boum.
La restitution narrative en format podcast, en prenant le temps de développer des pistes qui s’avéreront inutiles mais qui permettront d’évoquer plus longuement certains sujets, est une de ces nouvelles manières de pratiquer le métier de journaliste d’investigation à l’ère du digital (Neveu, 2014). Le format audio à travers les différents sons d’ambiance, de voix off et de témoignages, permet une expérience immersive (McHug, 2016) et offre un espace de liberté pour un journalisme transparent et narratif (Dowling & Miller, 2019).
Des témoignages au cœur de l’investigation
Hormis les moments où la narratrice explicite ses impressions, partage le cheminement de sa pensée ou nous présente un personnage, l’entièreté de l’enquête est constituée d’enregistrements de discussions entre Adila et les différentes personnes qu’elle interroge en Algérie. Seul hic : les faits se sont déroulés il y a plus de 40 ans et aucun document lié au meurtre de Hocine n’est à la disposition de l’enquêtrice. Généralement, dans le cas d’enquêtes concernant des crimes, trois sources d’informations sont nécessaires : «People, records and physical evidence» (Osterburg & Ward, 2013). Tout au long de son enquête, Adila Bennedjaï-Zou devra se contenter de témoignages. En effet, son père étant décédé lors de son service militaire, c’est l’armée algérienne qui s’est occupée de l’enquête. Armée qui n’est pas connue pour coopérer sur ce type de demande, comme la narratrice l’explique dans le premier épisode en s’appuyant sur les propos du vice-président de la Ligue des droits de l’homme en Algérie. Les preuves physiques ne sont pas non plus accessibles dans le cas précis de cette enquête.
Comment enquêter sur un crime survenu 40 ans plus tôt, dans un pays qu’on ne connait pas ? Pour commencer, il faut d’y rendre : l’épisode 1 se déroule en France avec une discussion entre la journaliste et sa mère puis une autre au téléphone avec le représentant de la ligue des droits de l’homme en Algérie mentionné plus tôt. Pour le reste des épisodes, l’action se passe en Algérie. L’enquête de Mes années Boum est donc une enquête de terrain, au contact de ses acteurs. La totalité de ses entretiens sont «research provoked» (Silverman, 2006) : à peine arrivée en Algérie, la protagoniste se rend à Batna, la ville natale de son père, où elle peut poser ses questions aux frères et sœurs de son père, ainsi que son ami d’enfance. Chacun expose ses théories sur la mort de Hocine. Très vite, des noms de colonels de l’armée de l’époque et d’anciens collègues de Hocine ressortent. C’est le début de l’effet boule de neige : chaque entretien peut ouvrir la porte à une nouvelle théorie et amener la journaliste à vouloir questionner une personne inconnue jusqu’alors : plusieurs fois lors de l’enquête, les personnes interrogées conseillent à Adila d’interroger tel ou telle personne. Ainsi, la journaliste contacte de plus en plus d’individus qu’elle ne connaissait pas avant le début de son travail d’enquête, de recommandation en recommandation, en utilisant souvent l’approche «Je viens de la part de…».
Le caractère personnel et familial de cette enquête s’est avéré être un atout pour la journaliste comme elle l’explique lors d’une interview :
«En fait, dans beaucoup des documentaires que j’ai faits, je ne vais pas voir les gens en tant que journaliste, mais en tant que personne qui a une quête ou une interrogation personnelle, et qui vient poser des questions en lien avec cette quête. Dans Mes années Boum, c’est évident : je suis une fille qui fait une enquête sur son père. C’est à ce titre que les gens acceptent (ou pas) de me parler.»
Adila Bennedjaï-Zou
Cette position lui permettra de rencontrer des personnes qui ne lui auraient peut-être pas parlé sans ce lien de parenté fort avec la personne décédée et son statut d’appartenance au pays. Cette réflexion est très présente dans la restitution que Adila Bennedjaï-Zou fait de son enquête. À plusieurs reprises, elle analyse ces interactions d’enquête en essayant de se mettre à la place des personnes avec qui elle s’entretient. Pourquoi ont-ils accepté de la rencontrer ? Pourquoi cette personne met en cause cette autre personne ? A-t-elle un intérêt personnel ? Tant de questions qui sont explicitées dans la restitution. Quand une nouvelle information obtenue sur le terrain est surprenante pour la journaliste, l’auditeur en est aussitôt informé (Beaud & Weber, 2003). Les faits étant très anciens, les histoires racontées et les théories quant à l’identité de l’assassin sont parfois contradictoires. Souvent à l’opposé des croyances de la journaliste. En effet, elle explique très vite que dans sa famille, tout le monde parle d’un meurtre. Or, au fil des rencontres, une personne parle d’un suicide tandis que sa tante accuse même sa mère d’être à l’origine du crime…
Ainsi, en «publiant» aussi ces extraits, la journaliste ne tombe pas dans le piège, explicité par Bertaux (1997), qui consiste à ne chercher que des récits de vie qui vont dans le sens de l’hypothèse que la personne qui enquête cherche à défendre. L’enquêtrice tente tout au long des épisodes de ne pas incriminer les personnes qu’elle interroge. Elle adopte plusieurs techniques de facilitation pour extraire le plus de matière possible de ses entretiens. Les plus utilisées sont des relances en reflet, où l’enquêtrice reprend mot pour moi une affirmation lancée pour avoir plus de précisions, ou paraphrase la version des faits qu’on lui soumet. Encore une fois, pour que la personne en face apporte plus de précisions. De plus, la journaliste tente de confronter les personnes interviewées avec d’autres versions qui contredisent la leur en utilisant la tournure de phrase «les gens disent que…» pour éviter tout conflit qui pourrait mettre fin à l’entretien.
Conclusion
Spoiler : on ne saura jamais ce qu’il s’est vraiment passé le jour de la mort de Hocine. Les faits se sont déroulés il y a trop longtemps et plusieurs témoins clés ne sont plus de ce monde au moment de l’enquête. Pourquoi en faire 10 épisodes de podcast alors ? Au travers de son enquête sur la disparition son père 40 ans plus tôt et des nombreux témoignages qu’elle récolte, Adila Bennedjaï-Zou dresse le portrait de l’Algérie des années 70 : les « années Boum ». Il est question de la révolution agraire, du communisme clandestin, de mariages forcés ou encore du terrorisme. C’est aussi une Algérie où l’armée règne en maître et dans laquelle les disparitions forcées sont monnaie courante.
L’enquête ne se sera donc basée que sur des témoignages. La diversité de ces derniers multiplie les pistes évoquées sans réelles confrontations nettes entre les versions. L’enquêtrice se contente donc de restituer les entretiens le plus honnêtement possible au public en apportant son jugement mais sans aller plus loin dans leur confirmation ou infirmation. Un ou des entretiens avec des responsables de l’armée algérienne manquent au travail d’enquête car si leur non-coopération supposée est évoquée à plusieurs reprises, Adila Bennedjaï-Zou ne s’est pas risquée à aller sur ce terrain-là de manière plus poussée.
Bibliographie
Bertaux, D. (2005 (1997)). La publication des récits de vie. In Les récits de vie, Paris: Armand Colin
Dowling, D. O., & Miller, K. J. (2019). Immersive Audio Storytelling: Podcasting and Serial Documentary in the Digital Publishing Industry. In Journal of Radio & Audio Media (Vol. 26, Issue 1, pp. 167–184). Informa UK Limited. https://doi.org/10.1080/19376529.2018.1509218
McHugh, S. (2016). How podcasting is changing the audio storytelling genre. In Radio Journal:International Studies in Broadcast & Audio Media (Vol. 14, Issue 1, pp. 65–82). Intellect. https://doi.org/10.1386/rjao.14.1.65_1
Neveu E. (2014): Revisiting Narrative Journalism as One of The Futures of Journalism. Journalism Studies, DOI: 10.1080/1461670X.2014.885683
Osterburg, J., Ward, R. (2013). Criminal Investigation. Routledge. https://doi.org/10.4324/9781315721866
Riesman P., (1974). Société et liberté chez les Peul Djelgobe de Haute-Volta. Essai d’anthropologie introspective, Paris-La Haye, Mouton.
Schudson, M. (2001). The objectivity norm in American journalism*. In Journalism (Vol. 2, Issue 2, pp. 149–170). SAGE Publications. https://doi.org/10.1177/146488490100200201
Silverman D. (2006). Interpreting Qualitative Data: Methods for Analysing Talk, Text and Interaction (Third edition) [28 paragraphs]. Forum Qualitative Sozialforschung / Forum: Qualitative Social Research, 9(1), Art. 16
WOLFE T. (1973), The New Journalism. With an anthology edited by Tom Wolfe and E. W. Johnson, London.
Ce travail journalistique a été réalisé pour le cours “Méthodes qualitatives des sciences sociales pour la communication et les médias”, dans le cadre du master en journalisme de l’Académie du journalisme et des médias (AJM) de l’Université de Neuchâtel.