Manque de transparence rime-t-il avec méfiance ?

En Europe, les médias privés sont souvent des propriétés de groupes industriels. Dans la plupart des pays du Vieux Continent, les citoyens n’ont pas la possibilité de savoir qui détient les titres de presse. Un manque de transparence et d’indépendance des médias qui pose des problèmes.

« Qui, dans cette salle, pense que l’on devrait absolument savoir qui détient les médias? » Pas d’hésitation: la trentaine de personnes lève la main. Une réponse unanime à la question de Helen Darbishire, animatrice de la conférence « Who controls the media in Europe? » au Festival International du Journalisme de Perugia.

La scène ne trompe pas, les gens ont besoin de savoir qui tient les ficelles des médias. La raison semble évidente: en connaissant la véritable source de l’information, un consommateur peut faire une meilleure analyse du contenu médiatique proposé.

Le public sait dès lors s’il peut faire confiance, ou s’il doit prendre un certain recul critique. L’enjeu est énorme, surtout dans le contexte actuel où la désinformation est omniprésente.

Une transparence opaque

Pourtant, cette nécessité de savoir est fortement mise à mal sur le Vieux Continent. C’est ce qu’affirme un rapport de l’Institut universitaire européen. En 2017, les experts ont mené une étude sur 31 pays (les 28 formant l’Union européenne ainsi que la Turquie, la Serbie et la République de Macédoine). Résultat: le public peut trouver des informations sur qui détient les médias dans seulement 8 de ces états.

Les citoyens français ont, eux, la chance d’avoir un panorama assez complet de leur paysage médiatique: Le Monde diplomatique a cartographié les liens des principaux médias de l’Hexagone avec leurs propriétaires. Quelques exemples:

  • La famille Dassault, propriétaire du Groupe Dassault, détient entièrement le Figaro.
  • Vincent Bolloré, PDG du groupe Bolloré, contrôle indirectement Canal+.
  • Patrick Drahi, président du groupe Altice (multinationale de télécommunications et médias, dont SFR est issu) est à la tête notamment de Libération, L’Express, BFM TV et RMC.
  • Le fonds d’investissement du Qatar est lié à Europe 1 et Paris Match, via ses parts dans le Groupe Lagardère.

En regardant cette carte, une chose saute aux yeux: les propriétaires des médias français sont souvent actifs dans d’autres secteurs que la presse. Par exemple, l’aéronautique et les logiciels 3D pour Dassault, le plastique et l’huile de palme pour Bolloré ou les télécommunications pour Drahi. Sans parler du fonds qatari, directement rattaché aux autorités de l’émirat.

Même lorsque l’information est disponible, les coûts en termes de temps, de compétences de recherche et d’argent sont élevés… Cette dépendance rejoint une autre question posée à Perugia: « La propriété influence-t-elle le contenu des médias? » Difficile d’y répondre par la négative. Comment oser critiquer, par exemple, une organisation pour laquelle on travaille, même indirectement?

Comme la neutralité, le pluralisme médiatique est mis à mal. En possédant plusieurs titres, télévisions ou radios, les propriétaires s’assurent une cohérence idéologique.

La défiance au plus haut

La complexité des liens entre les médias et leurs propriétaires n’est sans doute pas étrangère à la défiance envers les médias. En France, la confiance envers la presse s’est effondrée, selon des chiffres publiés par Kantar au début de l’année. Dans le même sondage, 69% des gens pensent que les médias ne sont pas indépendants par rapport aux pouvoirs politiques; 62% estiment que les journalistes sont dépendants de pressions économiques (slide 18)

Slide 18 du Baromètre 2019 de la confiance des Français dans les médias  (Kantar Public France)

En outre, 23% du panel estime que l’hostilité récemment manifestée à l’égard des médias est « tout à fait justifiée » ou « plutôt justifiée ». Un tiers, seulement, condamne ce mépris pour la presse, qui a parfois pris la forme d’insultes, menaces ou même agressions physiques plus récemment. La défiance envers les journalistes, parfois très virulente, est aussi palpable sur les réseaux sociaux.

Travail quotidien?

La méfiance envers les journalistes s’est donc accrue ces dernières années. François Ernenwein, rédacteur en chef du journal La Croix et invité sur France Inter, a une solution pour contrer ce problème.

Dans la pratique quotidienne, il est très facile pour les journalistes de donner des gages d’indépendance. Il ne faut pas accompagner le storytelling des pouvoirs politiques et économiques. Il faut faire un travail de terrain, explique-t-il.

Une dernière question se pose: savoir si l’indépendance des journalistes est si simple à acquérir, et surtout, à garder…

Même en Europe, il est parfois difficile d’exercer la profession de journaliste librement. La Hongrie – dirigée par le premier ministre Viktor Orban et son parti d’extrême droite, le Fidesz – cristallise cette affirmation. Des journalistes critiques envers le gouvernement ont subi les purges au sein des médias publics, alors que des médias privés hostiles envers les autorités ont dû fermer.

Ces mêmes médias privés, en mains d’amis du premier ministre, semblent bien résolus à faire la propagande du régime. Dans cette situation, la marge de manoeuvre de journalistes qui voudraient respecter la déontologie à merveille semble maigre.

Crédit photo: Pixabay

 

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