L’ingénieur œnologue qui compose ses chantailles

Portrait – En 2005, Jean-François Déruaz reprend le modeste domaine viticole familial à Tartegnin (VD). Entre barriques et musique, il lui confère une portée professionnelle. Aujourd’hui, la clientèle ne lui lâche plus la grappe.

« J’ai senti les racines pousser à mes pieds », déclare Jean-François Déruaz d’une voix portante. Le ciel est gris à l’orée du village de Tartegnin. C’est ici que vivent le vigneron-encaveur et ses quatre enfants. A l’étage de la maison, les grands-parents. Le domaine des Chantailles, de tous les côtés, donne sur les parcelles de vignes. Les dernières feuilles et grappes sèches dansent avec les brises automnales. Assis à la table en bois au centre du local de réception, l’homme de 53 ans est persuadé d’avoir suivi le bon chemin en choisissant la viticulture.

Jean-François Déruaz naît à Lausanne lorsque son père Philippe, vigneron au domaine familial, est freiné par des problèmes de dos. Ensuite de quoi, il se reconvertit dans le commerce. Il travaille pour la maison de vins Hammel, située sur la Côte. L’oncle de Jean-François s’occupe alors des vignes. Depuis des générations, la famille foule les terres de Tartegnin. Heureusement, après quelques années à la ville, le père de Jean-François est libéré de ses maux. Riche de son expérience en logistique, il revient sur le domaine de ses origines en 1976 pour y travailler.

Pendant toute sa scolarité, Jean-François Déruaz n’envisage pas de rejoindre son père au domaine. Il montre un intérêt pour les sciences. Ou peut-être pas tant que cela. Il se cherche. Des envies d’ailleurs: « Je ne savais pas si je voulais être archéologue ou militaire de carrière », nous confie-t-il autour d’une tasse de café, au milieu des oeuvres du peintre catalan Jaime Brasò, exposées aux murs du local. C’est après un bref passage à l’EPFL qu’il sent ses racines l’appeler. Le jeune homme prend conscience de son attachement à son coin d’origine, à la ferme, aux copains vignerons de la région.

Une autre taille

A Changins, il se forme en tant qu’ingénieur œnologue. Il suit ensuite la voie professionnelle des vignes et effectue des stages pendant plus d’une décennie. Il construit une cave avec son père en 1993. A 37 ans, il revient pour de bon travailler à la maison. Le domaine des Chantailles est alors constitué de parcelles de trois hectares. Jean-François Déruaz collabore une année avec son père. Mais leurs méthodes de travail sont différentes. Il finit par prendre seul les rênes du domaine quand son père part à la retraite. En quelques années, Jean-François triple la taille du domaine. Il diversifie les cépages, s’occupe des vignes et de la cave. Il développe sa clientèle et transforme le domaine – dont les ventes étaient anecdotiques – en entreprise.

Jean-François Déruaz sort du local pour fumer. « C’est un de mes défauts », reconnaît-il, un sourire aux lèvres. S’accorder une pause. Au temps de son grand-père, le vigneron courait moins. La fatigue était plus saine. La vie plus simple. Moins mécanique. Il mime une forme avec ses doigts sur le bois clair de la table: « Comme sur une coquille d’escargot, la spirale prend petit à petit de l’ampleur. » 

Jean-François Déruaz aime promouvoir ce qu’il a cultivé et le fait chaque semaine aux quatre coins du pays. Il sort ses lunettes, saisit son téléphone portable et dévoile une photo: « J’étais à une foire à Bâle. »

Le vin blanc, un petit moins en plus

Durant ses années chez Hammel, son père Philippe a exercé l’art de la commercialisation avec brio: « Mon papa aurait pu vendre de la glace aux Esquimaux ». D’abord réticent vis-à-vis de cette facette du métier, Jean-François s’y est fait. Et il doit aussi sa maîtrise à son père.

Aujourd’hui, le vigneron en fait sa force, sa motivation première. Un peu comme le vin blanc, qu’il préfère. Un vin qui se déguste avant de manger, après le repas, en apéro du soir. Tout au long de la journée. Moins lourd que le rouge: « Ce qui est fort dans le vin blanc, c’est qu’il a quelque chose en moins ». Un vin de convivialité, de partage, qui résonne parfaitement avec le succès que connaît l’œnologue avec sa clientèle.

Le chant de la terre

Boléro, concerto, oratorio, sarabande, symphonie. Des genres musicaux soigneusement choisis pour chaque bouteille. Un hommage à sa famille. Son père jouait du baryton, sa fille de la flûte, tous les deux à la fanfare. Lui, a pratiqué le piano adolescent. Le regard sérieux, Jean-François nous présente quelques bouteilles. « C’est un investissement, parfois au détriment d’autre chose », lâche-t-il. Il a vécu une séparation. Celle de son épouse. Elle pratiquait le chant. Le vigneron-encaveur détourne son regard et se lève. Il s’approche d’une chaise retournée sur la table d’à côté, décroche un bout de scotch collé sur l’un des pieds.

Le Chasselas du domaine des Chantailles reçoit chaque année le label d’Or Terravin (VD), en guise de qualité. Le millésime 2019 a d’ailleurs été primé par la Sélection des Vins Vaudois. Le Gamaret 2019 termine 6e au Grand prix du Vin Suisse. « Il a le souci du détail, de la précision », complimente son employé Romain Crausaz. Mais même récompensé, Jean-François Déruaz doit réarranger sa musique. Du Concerto, il en cuisine aussi pour améliorer ses sauces. Sans son épouse, il a dû se mettre à préparer les repas pour ses enfants, pour ses employés. Un nouveau morceau à apprendre.

Veiller au grain

« De nos jours, le vin est de meilleure qualité », explique le vigneron. Il n’utilise pas de produits de synthèse. Le cuivre est dix fois moins employé que dans les années 1950. La qualité de la grappe est évaluée différemment. Les critères d’hier, établis avec des formules, sont aujourd’hui désuets. Au domaine des Chantailles, on observe les pourritures, la couleur des grains, l’épaisseur de la peau du raisin. On croque.

Jean-François Déruaz compose. Aussi avec l’année 2021, trop humide. Il a veillé à l’aération de ses plantes, en enlevant rapidement les feuilles autour des grappes. En Valais, où les vignes ont été plus touchées par les pluies, l’accès avec les machines est plus difficile que sur la Côte. Les traitements sont aussi plus chronophages. Entre barriques et musique, l’ingénieur œnologue arrange ses chantailles dans l’air du temps.

Par Thomas Christen

Crédit photo: © Thomas Christen

Ce travail journalistique a été réalisé pour le cours « Atelier presse », dont l’enseignement est dispensé collaboration avec le CFJM, dans le cadre du master en journalisme de l’Académie du journalisme et des médias (AJM) de l’Université de Neuchâtel.

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