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Libéralisation du marché de l’électricité : la Suisse à contre-courant

Le marché suisse de l'électricité est unique en Europe. KEYSTONE

Tout le monde n’est pas égal face à la hausse des prix de l’électricité. Le marché suisse catégorise les consommateurs en deux camps: les plus gourmands bénéficient du marché libre, mais voient désormais leur facture exploser, alors que les autres ne peuvent pas choisir leur fournisseur et font face à une hausse des prix plus faible. Tour d’horizon des spécificités du système suisse, unique en Europe.

Suite à la hausse des prix causée par la crise énergétique, les Transports publics lausannois (TL) ont annoncé ne pas pouvoir renouveler leur contrat d’électricité. Beaucoup d’autres entreprises, dites «grands consommateurs», avertissent être au bord de la faillite. Cette situation ravive le débat sur la libéralisation du marché de l’électricité.

Alors que l’Union européenne (UE) a entamé une transition vers un marché libre dès 1996, le système suisse reste aujourd’hui semi-libéralisé. Les clients captifs – la loi sur l’approvisionnement désigne ainsi les ménages et les PME – sont contraints de consommer l’électricité du fournisseur local. Seules les entreprises consommant plus de 100’000 kWh/an choisissent leur fournisseur sur le marché libre. Les tarifs d’électricité varient donc fortement d’une commune à l’autre en raison des taxes et des stratégies d’approvisionnement locales.

Qui sont les acteurs du marché de l’électricité?

Il existe environ 630 gestionnaires de réseaux de distribution. Ce sont généralement des communes garantissant l’approvisionnement en électricité dans une zone délimitée. Concernant les fournisseurs, trois entreprises ont une importance systémique en Suisse: Axpo, Alpiq et BKW. Elles ont pour actionnaires majoritaires des collectivités publiques, notamment des cantons souhaitant mettre en œuvre leur propre politique énergétique.

Au niveau fédéral, les principaux acteurs sont le Département fédéral de l’environnement, des transports, de l’énergie et de la communication, et le Département fédéral de l’économie, de la formation et de la recherche. Ils gèrent tout ce qui est en lien avec l’approvisionnement en énergie et son utilisation. En outre, la Commission fédérale de l’électricité veille au respect des lois sur l’approvisionnement et l’électricité. Elle surveille les prix et l’approvisionnement.

Historique de la spécificité helvétique

La Suisse fonctionne selon un système d’approvisionnement décentralisé. Lors de la privatisation du secteur de l’électricité, dans les années 1990, la Suisse a opté pour un modèle favorisant les fournisseurs locaux.

De plus, le secteur de l’électricité est majoritairement régulé. Seuls les grands consommateurs peuvent faire jouer la concurrence pour obtenir des tarifs préférentiels. Cela aurait pu changer lors de votation en 2002, mais le peuple a rejeté la libéralisation du marché. Enfin, la production suisse d’électricité dépend grandement des centrales hydrauliques (61%) et nucléaires (29%).

Cette structure de production nécessite une importation d’électricité allant jusqu’à 40% en hiver; importation incertaine dans le futur au vu de l’échec de l’accord cadre avec l’UE (principal fournisseur de la Suisse).

S’ajoute à cela une baisse à venir de la production nucléaire, puisque la stratégie énergétique 2050 en planifie la sortie. Si des alternatives ne sont pas mises en place, c’est toute la production suisse qui sera impactée.

Volte-face des grands consommateurs

Après avoir profité de prix bas sur le marché libre, les grands consommateurs ont vu leur facture d’électricité exploser, alors que les prix du marché régulé restent plus stables. Certains d’entre eux souhaitent donc réintégrer le régime de base, comme le demande l’Union suisse des arts et métiers (USAM) qui veut éviter des faillites. Son président a déclaré au 19h30 de la RTS: «Nous sommes confrontés à une augmentation des prix de 16 à 20 fois plus. À situation extraordinaire, réponse extraordinaire.»

Ce scénario est cependant combattu par la gauche, mais aussi par d’importants acteurs de l’économie, comme Swissmem. Ils redoutent une augmentation généralisée des prix et affirment que les grands consommateurs doivent assumer leur départ du marché régulé. Comme souvent en cas de crise, la tendance à privatiser les bénéfices d’un côté et socialiser les pertes de l’autre est dénoncée.

Du côté du gouvernement, le conseiller fédéral Guy Parmelin s’était d’abord dit favorable à la réintégration, mais le gouvernement a opté pour un compromis. Ceux qui veulent quitter le marché libre au profit des tarifs régulés pourront le faire, mais seulement en rejoignant un regroupement de consommateurs (RCP) à deux conditions: s’unir à d’autres propriétaires et entreprises pour minimum sept ans et coproduire au moins 10% de leur propre consommation. Seules les entreprises qui sont prêtes à se plier à ce cadre relativement restrictif pourront donc regagner l’approvisionnement de base.

À plus large échelle, ces débats ont rebattu les cartes sur la question de la libéralisation totale du marché de l’électricité. Alors qu’elle semblait acquise, puisque soutenue jusque-là par la droite, seul le PLR affiche, aujourd’hui encore, cette volonté. Au lieu d’une grosse réforme, la Suisse répond donc à la crise énergétique par le statu quo. Le système d’électricité helvétique restera une exception sur le marché libre de l’UE.

Margaux Lehmann, Justine Kusch, Gisèle Kukiele & Thibaud Mabut

Crédit photo mise en avant: KEYSTONE.

Ce travail journalistique a été réalisé pour le cours “Actualité: méthode, culture et institutions” dans le cadre du master en journalisme de l’Académie du journalisme et des médias (AJM) de l’Université de Neuchâtel.

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