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«Les pères jouent un rôle de dépannage»

Nicky Le Feuvre, sociologue du travail, veut croire à l’égalité des genres. (SP)

En Suisse, la garde d’enfants est un casse-tête pour beaucoup de parents et continue de reproduire nombre d’inégalités de genre. Tour de la question avec Nicky Le Feuvre, sociologue du travail et professeure à l’UNIL.

Pourquoi, en Suisse, ce sont les mères qui gardent plus souvent les enfants que les pères?

Ce que la recherche montre, c’est que même les couples très motivés par une organisation égalitaire, avant l’arrivée de l’enfant, n’y arrivent pas. Il y a d’abord une raison financière. Les femmes sont généralement moins bien payées que les hommes. Une femme qui réduit son taux de travail de 20% perd moins d’argent qu’un homme qui le réduit de 20%. Ensuite, les femmes obtiennent plus facilement du temps partiel que les hommes. C’est attendu, cela va un peu de soi. Cela rend la garde d’enfants extrêmement compliquée en Suisse, avec des situations fragiles.

Justement, quelles sont les situations de garde?

Faute de places suffisantes dans les structures de garde, ou de moyens pour les financer, les femmes vont mobiliser les membres de la famille, surtout les grands-parents. Une organisation entre copines existe également. On peut aussi réduire son taux de travail, en fonction du taux de garde que l’on arrive à sécuriser. Les pères peuvent être mobilisés, mais on constate qu’ils jouent, au mieux, un rôle de dépannage. Tout cela est instable, change de jour en jour et peut s’effondrer à tout moment.

Quels sont les effets de cette répartition inégale?

Un effet immédiat est que les femmes gagnent moins. Le deuxième effet est qu’elles sont plus souvent à la maison que leur conjoint. De ce fait, elles ont tendance à prendre en charge les tâches domestiques, qui devraient être partagées équitablement. C’est aussi beaucoup plus difficile d’avoir des perspectives de carrière quand on travaille à temps partiel. Il y a également des effets, à retardement, sur le deuxième pilier et surtout sur la retraite.

«Les choses ne vont pas bouger bien vite tant que l’on reste dans ces systèmes de garde hybrides»

Est-il possible, en tant que mère, de concilier monde du travail et garde d’enfants?

C’est compliqué. Il y a l’idée que dès qu’une femme devient mère, elle devrait être davantage tournée vers la famille, moins disponible professionnellement. Et ce, même si elle est parfaitement organisée, que l’homme est à la maison pour garder les enfants. C’est ancré dans notre imaginaire collectif.

Cette idée peut-elle évoluer?

Tout cela bouge au fil du temps. Mais cette idée que l’enfant souffre d’être gardé tout le temps dans des systèmes collectifs reste très répandue en Suisse. Tant que l’on reste dans des systèmes de garde hybrides, les choses ne vont pas bouger bien vite. Personne ne voit que l’enfant est, en fait, tout le temps gardé. Cela freine les évolutions.

La politique a-t-elle un rôle à jouer?

On pourrait imaginer réduire la durée du temps de travail, pour tout le monde. Plutôt que d’avoir du temps partiel féminin, le ramener de 42 à 38 heures pour les hommes et les femmes. La semaine de quatre jours est également au centre du débat. On voit qu’elle n’a pas d’effet négatif sur la productivité. Ces deux pistes vont dans le sens d’un partage plus équitable de la garde et du travail domestique.

«Bien sûr que l’égalité des genres est possible»

On a parlé des solutions concrètes, mais faut-il également un changement de mentalité?

Bien sûr. Mais je pense que notre société est tout de même de plus en plus attentive à une normalisation de l’égalité comme une valeur fondamentale. Pourtant, elle ne se traduit pas toujours dans la réalité. Je dirais que c’est de moins en moins le cas. Si on fait des entretiens avec des jeunes parents, il ressortira que le modèle de référence est celui d’une participation égalitaire. La difficulté, c’est que l’on n’arrive pas à se conformer à ce modèle-là, même si on y adhère idéologiquement.

Dans ce cas, comment se conformer à ce modèle égalitaire?

Pour que les choses bougent, il faut qu’il y ait un intérêt des deux parties, que la société dans son ensemble trouve un intérêt à ce que les investissements domestiques et familiaux soient plus équilibrés. Aujourd’hui, 50% des mariages finissent en divorce et les parcours professionnels sont de plus en plus
imprévisibles. Les femmes ont une nécessité à exercer une activité professionnelle plus continue de façon à ce qu’elles ne soient pas pénalisées en fin de carrière. Il y a donc des conditions matérielles, indépendamment de tout ce que l’on pourrait souhaiter idéologiquement. Normalement, cet intérêt à ce que les choses changent devrait se généraliser.

Pensez-vous que l’égalité des genres est possible, au moins sur le sujet de la garde d’enfants?

Bien sûr qu’elle est possible. Elle n’existe pas parfaitement, nulle part, mais il y a des sociétés dans lesquelles la participation des pères à la vie familiale est nettement plus importante que dans d’autres. Il y a une marge d’évolution évidente et on devrait trouver de plus en plus d’individus adhérant à cette idée que l’égalité est une bonne chose.

Par Thomas Freiburghaus

Ce travail journalistique a été réalisé pour le cours “Atelier presse”, dont l’enseignement est dispensé collaboration avec le CFJM, dans le cadre du master en journalisme de l’Académie du journalisme et des médias (AJM) de l’Université de Neuchâtel.

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