Julien et Dimitri Favre sont sérigraphes, frères et collègues. Rencontre dans leur atelier, niché dans la campagne genevoise, entre les pots d’encre, les tee-shirts décalés et la machine à café.
« PAM! PAM! PAM! » Voilà bientôt vingt minutes que Julien frappe le filtre de la machine à café sur la table en métal. Et il commence à perdre patience. Entre deux assauts, il inspecte, cherche ce qui cloche. « Pour nous, le café c’est presque une religion, sourit son frère, Dimitri. On en a dégusté plusieurs marques avant de choisir le nôtre et on a changé de machine au moins six fois. Alors quand elle déconne, on devient fous. »
Il est 11h quand les deux frangins prennent leur première pause café. « Ne venez pas avant 9h ou vous risquez de ne pas nous trouver », m’avaient-ils averti par e-mail. Pour rencontrer Julien et Dimitri Favre, il ne faut pas être trop matinal. Ni avoir peur de s’excentrer de Genève. Dans les profondeurs de Meinier, sur la longue route de Compois, l’entrée de leur atelier est difficilement repérable. Rares sont ceux qui ne se retrouvent pas dans une des fermes environnantes après avoir raté la petite entrée, sur la gauche depuis la Pallanterie. « On a l’habitude », sourit Julien quand je m’excuse de l’avoir fait sortir sur le bord de la route pour m’indiquer le chemin. Mais une fois l’atelier trouvé, plus de doutes possibles: « Les Belges, frères sérigraphes depuis 2013 », lit-on sur la porte.
Pendant que Julien s’acharne au sauvetage de la cafetière, Dimitri et moi profitons des deux derniers espresso que celle-ci a bien voulu nous fournir. À travers le velux, le soleil illumine le bois clair des murs et du sol. Avant de se muer en atelier de sérigraphie sur deux étages, le hangar servait de débarras à la famille Favre. On y trouvait des meubles, des outils et même un vieux tracteur. Les travaux ont commencé en 2013. D’abord le rez, puis le premier étage, qui comporte aujourd’hui une petite cuisine et un bureau, loué à un jeune graphiste. Les cent mètres carrés du bas, eux, sont réservés aux machines, aux stocks d’encre et à la chambre noire. De la haute technologie pour un travail de pointe.
― Putain, la machine à café est morte! capitule Julien.
« On a réalisé qu’on était dans le même camp »
Sept ans, donc, que les deux frangins ont posé leurs valises à Meinier. Re-posé, disons. Car c’est dans cette ferme familiale genevoise qu’ils sont nés, dans les années 1980. D’un papa suisse et d’une maman d’origine belge. C’est elle qui a inspiré le nom de l’atelier. « C’est marrant parce que les gens pensent parfois qu’on tient une brasserie. La Belgique, ça évoque immédiatement la bière », s’amuse Dimitri, le cadet. Enfants, jamais Julien et Dimitri n’auraient imaginé, un jour, bosser ensemble. Car à l’époque, impossible de les laisser dans la même pièce sans risquer le pugilat. Et puis, à l’adolescence, quand ils ont eu 16 et 18 ans, leur cousin est décédé dans un accident de moto. La brutalité de la mort, la fragilité de la vie les a rapproché. « Depuis ce jour, on ne s’est plus jamais tapé. On a réalisé qu’on était dans le même camp », souffle Dimitri en finissant son (ultime) café.
Au quotidien, les Belges impriment toutes sortes de choses sur toutes sortes de supports. Il y a les mandats classiques: faire-parts de naissance, affiches de festival, tee-shirts d’associations ou autocollants d’entreprises. Puis, il y a les demandes plus complexes: les deux sérigraphes ont déjà dû imprimer sur des vestes de pompiers ou des cubes en bois pour l’anniversaire d’une société.
Aujourd’hui, c’est spécial. La machine à café n’est plus et ils ont une commande particulière à réaliser. Pour les 40 ans de leur pote Mario, les deux frères doivent imprimer une quarantaine d’affiches. En souvenir de vacances entre amis et en clin d’œil à leurs interminables sessions de surf, ils ont choisi de parodier l’affiche du film « The endless summer », sortie en 1966 et déjà imprimée, à l’époque, grâce à la sérigraphie. Dimitri s’occupe de préparer l’encre. Pour la première couche, il faut du jaune. « Mais un jaune joli, tu vois, m’explique Julien avant d’interpeller son frère. Dim’, tu prends le jaune classique et tu mets un peu de fluo dedans. Mais pas trop, sinon ça ira pas. »
Graphiste autoproclamé…
C’est Julien qui a formé son petit frère à la sérigraphie. Mais lui-même s’y est frotté un peu tardivement, il a appris sur le tas. Après sa matu, le jeune adulte, aujourd’hui quarantenaire, n’a pas du tout envie de prolonger ses études sur des bancs universitaires. En attendant de trouver sa voie, il enfile le treillis et part à l’armée. Il y rencontre un camarade valaisan qui lui parle d’une école de bande-dessinée à Sion. Julien n’y fera que trois mois, peu convaincu par la formation. Et après une tentative à la Haute école de gestion informatique, il finit par s’inscrire à l’Ifage, à Genève, et obtient son diplôme de graphiste en huit mois. S’en suivent quatre années de galère en tant que « graphiste auto-proclamé », comme il dit. Il atterrit au centre culturel Artamis. Dans l’atelier du dessous, des sérigraphes. La magie opère et réveille ses premières passions.
― Déjà gamin, je dessinais sur des tee-shirts pour les offrir à mes copains!
De ce côté-là, rien n’a changé. Avec un atelier de sérigraphie, les deux frangins sont sûrs de toujours offrir les cadeaux les plus originaux. Pour fêter leur première année de mariage, Dimitri a imprimé une affiche pour sa femme. Tous les gens qui viennent à la maison lui demandent où ils peuvent l’acheter.
― Regarde, me montre Julien. On a pris du vieux papier glacé, pour faire un rendu un peu vintage. Mario va vraiment kiffer.
Julien vient vérifier le jaune, qui semble parfait. Les deux frères peuvent se lancer. Dimitri glisse une feuille dans la machine et l’enclenche. Le pochoir vient se poser sur le papier encore vierge et un racloir étale la peinture dans un mouvement horizontal d’aller-retour. Puis le pochoir se relève. C’est fait. D’une simplicité presque déconcertante. Mais la machine ne fait pas tout. C’est notamment à Julien et Dimitri de changer le papier entre chaque impression. Un peu comme si vous deviez ajouter, manuellement, une à une, les feuilles dans votre imprimante. Avec d’autres enjeux. « Faut faire gaffe de pas se coincer dans la machine, m’avertit Dimitri. C’est arrivé une fois à un mec… je pense qu’il n’a même pas eu le temps de souffrir. »
… et gardien de prison
Il connait bien ses machines Dimitri. Le travail manuel ne lui fait pas peur. Lui non plus ne visait pas de hautes études et, après l’école obligatoire, il s’est lancé dans un apprentissage en menuiserie. Mais deux ans après son diplôme, son employeur a fait faillite. Dimitri a donc envoyé CV et lettre de motivation à la prison genevoise de Champ-Dollon. Et de janvier 2004 à août 2014, dix ans tout de même, il était gardien de prison, de jour comme de nuit.
Une période durant laquelle les deux frères se voient peu. Julien travaille à Artamis et fréquente les milieux alternatifs. Il ne l’invite pas trop aux soirées, son frangin maton. Et alors que son grand-frère se marie, fonde une famille et ambitionne d’ouvrir son propre atelier de sérigraphie, Dimitri, de son côté, plonge dans une crise de remise en question. Et décide d’appeler son frère. Les perspectives d’avenir sont maigres dans le milieu pénitentiaire et le parcours de Julien, l’autodidacte, l’inspire beaucoup. Ils travaillent ensemble quelque temps, histoire de voir si la sérigraphie pourrait aussi être son truc. La passion est contagieuse et ils se lancent en dans l’aventure des Belges en 2014.
Si l’un de nous veut soudainement se faire beaucoup d’argent, ça pourrait poser problème.
Julien Favre
Entre les deux frères, il règne une telle complicité qu’il est difficile d’imaginer leurs chamailleries d’enfants.
― Vous ne vous disputez jamais?
― Franchement, en sept ans, je crois que c’est arrivé genre… deux fois? me répond Dimitri, en cherchant l’approbation dans le regard de son frère.
― C’est parce qu’on a un but commun qui est toujours de tendre vers l’excellence, explique l’aîné. Tant qu’on garde cet objectif, ça ira toujours bien. Après, si l’un de nous veut soudainement se faire beaucoup d’argent, alors là, ça pourrait poser problème parce qu’on n’aurait plus le même but.
Avec un revenu inférieur à 4000 francs par mois, les deux frères vivent aujourd’hui en dessous du seuil de pauvreté en Suisse. Et durant les mois les plus difficiles, ceux où les mandats se font plus rares, Julien se sent un peu coupable d’avoir entrainé son petit frère dans l’aventure.
Mais Dimitri, réellement conquis par la sérigraphie, ne fait pas ça pour l’argent. Comme son frère, il aime créer, innover, inventer et, surtout, partager sa passion. Sans jamais se prendre trop au sérieux, Les Belges accueillent régulièrement des stagiaires, voire des classes entières, pour transmettre les bases de la sérigraphie. Créant, parfois, des situations cocasses comme lors d’une visite scolaire où des élèves d’une école de commerce sont repartis avec des exemplaires de tee-shirts sur lesquels bossaient les Belges. « C’était écrit “chalet porno” dessus », raconte Dimitri, hilare au souvenir de l’anecdote.
― D’ailleurs, t’as des bières?
La question me désarçonne. Il est 14h. Puis, Julien me montre une étagère remplie de tee-shirts de toutes les tailles, de toutes les couleurs. Presque huit ans de travail, pliés et entreposés. Pour visibiliser leur entreprise, et inciter les visiteurs à venir jusqu’à Meinier, les Belges troquent des vêtements contre des packs de blondes. Je suis venue les mains vides mais les frangins me laissent repartir avec deux tee-shirts. Dans cet atelier, où je me suis sentie presque à la maison, je leur promets de revenir payer mon dû. Avec les bières. Et peut-être même du café.
Crédits photos: Lucien Fortunati & Les Belges / Crédits vidéo: Léa Frischknecht
Ce travail journalistique a été réalisé pour le cours “Journalisme narratif” dans le cadre du master en journalisme de l’Académie du journalisme et des médias (AJM) de l’Université de Neuchâtel. Une version de ce reportage est parue dans la Tribune de Genève.