Les laissés-pour-compte d’une couverture médiatique « covidocentrée »

Médecins Sans Frontières, Rohingyas

Crimes de guerre, migrations forcées, nettoyages ethniques… Les crises humanitaires se poursuivent durant la pandémie. Elles passent souvent entre les mailles d’une couverture médiatique focalisée sur le coronavirus.

Vous est-il déjà arrivé, assis un soir devant le téléjournal, ou parcourant les informations sur votre smartphone, de vous demander: n’y a-t-il pas d’autres nouvelles que le coronavirus? Les cinq petites lettres du Covid semblent, en effet, s’être infiltrées dans la majorité des informations que nous consommons. A en croire parfois que le reste du monde, avec ses guerres, ses migrations forcées et les violations humaines, s’est figé. Pourtant, si la pandémie a mis un frein à la majorité de nos activités, les crises humanitaires, elles, perdurent.

Les angles morts du coronavirus

« On est si focalisé par cette crise qu’on en oublie les angles morts qui sont autour de nous. » Manon Schick, la directrice d’Amnesty International Suisse, a exprimé ses inquiétudes dans l’émission de la RTS « La vie au temps du coronavirus ».

« Nous avons eu l’impression que les médias ne traitaient de plus rien d’autre que la Suisse et le coronavirus. C’est comme si les autres réalités n’existaient plus. »

Manon Schick, Amnesty International Suisse

Des réalités occultées comme les 40’000 réfugiés entassés dans des camps prévus pour 6’000 personnes en Grèce, la guerre au Yémen et ses centaines de milliers de victimes, ou encore les migrants qui risquent quotidiennement leurs vies pour franchir la Méditerranée.

On en parle, si c’est lié au virus

Si l’on trouve encore des articles traitant de conflits internationaux, la grande majorité sont en rapport avec le coronavirus. « Malgré la prépondérance du coronavirus dans les médias, la couverture des conflits et des crises n’a pas été complètement effacée », soutient Richard Gowan, le directeur du UN International Crisis Group. Il prend pour exemple des journaux comme le New York Times et le Guardian qui se sont penchés de près sur la façon dont la pandémie affecte les zones de guerre. Par ailleurs, il note que les rapports de Crisis Group sur le coronavirus et les conflits obtiennent un nombre élevé de lecteurs. Si les informations liant conflits et Covid-19 semblent médiatisées, qu’en est-il des situations de violations humaines indépendantes de la pandémie?

Cliquez sur la carte ci-dessous pour en savoir plus sur des enjeux humanitaires d’actualité à travers le monde (N.B. liste non-exhaustive):

 

Les médias, miroirs de nos intérêts

Comme le note Pierre Hazan, conseiller senior en matière de justice de transition auprès du Centre pour le Dialogue Humanitaire et professeur associé à l’Université de Neuchâtel, « empiriquement, il paraît évident que l’attention des médias s’est concentrée sur la gestion du coronavirus et que la couverture des crises internationales en a pâti. » Le professeur en journalisme international à l’Académie du Journalisme et des Médias rappelle que « de tout temps, il y a des crises qui suscitent des intérêts et d’autres qui restent des conflits quasi-oubliés. »

La couverture ou non d’un conflit serait ainsi directement influencée par les intérêts de nos sociétés. « La plupart des grands médias ont par exemple un correspondant à Jérusalem pour un territoire plus petit que la Suisse. Le conflit israélo-palestinien est ainsi formidablement couvert pour des raisons à la fois symboliques, politiques et culturelles, alors que les pertes en vies humaines, aussi tragiques qu’elles soient, restent relativement limitées. » A contrario, il ajoute, « peu de médias ont des correspondants en Afrique, bien que le continent soit divisé par des dizaines de conflits qui résultent en davantage de morts. »

« Les médias reflètent aussi nos intérêts et notre prisme. Il n’y a pas de démocratie en matière de couverture médiatique. »

Pierre Hazan, conseiller senior auprès du Centre pour le Dialogue Humanitaire

Le sondage ci-dessous, réalisé le 12 mai 2020 sur Instagram (72 votants), révèle pourtant un intérêt du public pour des informations autres que le coronavirus:

Sondage instagram médias
Sur 72 votants, 64 « oui » contre 8 « non ».

Danger d’un entre-soi occidental?

Si les médias sont le miroir des intérêts géopolitiques et culturels des sociétés desquelles ils émanent, ne risque-t-on pas de basculer dans un entre-soi régi par les intérêts occidentaux? Pour Benito Perez, responsable de la rubrique International au Courrier, « les médias n’ont pas attendu le Covid-19 pour se désintéresser de la plupart des crises humanitaires et des conflits lointains. »

« L’actualité des pays non occidentaux et les questions sociales sont des parents pauvres du traitement médiatique. »

Benito Perez, responsable de la rubrique International au Courrier

S’il est vrai que certaines grandes crises ont été médiatisées ces dernières années, comme la Syrie, le Venezuela ou la migration méditerranéenne, le journaliste du Courrier constate que celles-ci « ont quelque peu disparu de l’agenda et le tout-Covid tend à renforcer l’idée fausse que tous les efforts devront être portés contre cette maladie alors que d’autres fléaux sont encore plus délétères. »

L’inattention internationale et les crimes de guerre

Ces « autres fléaux », qui passent parfois sous les radars des médias, concernent souvent des minorités ethniques dont la survie dépend directement du soutien de la communauté internationale. Le 29 avril dernier, la rapporteuse spéciale des Nations Unies Yanghee Lee a tiré la sonnette d’alarme en annonçant l’éventualité de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité en Birmanie, malgré des appels à un cessez-le-feu.

« Alors que le monde est occupé par la pandémie du Covid-19, l’armée birmane continue d’intensifier son assaut dans l’État de Rakhine, ciblant la population civile, et des minorités comme les Rohingyas, Mros, Daignets et Chins. »

Yanghee Lee, Rapporteuse spéciale des Nations Unies

Fuyant les offensives de l’armée, des centaines de Rohingyas se retrouvent ainsi bloqués, des semaines durant, sur des bateaux en haute mer, alors que les autorités malaisiennes leur tournent le dos. Certains réfugiés, secourus par le Bangladesh, ont été transférés sur un îlot submersible du golfe du Bengale pour éviter d’infecter les camps de Cox’s Bazar qui abritent déjà plus d’un million de Rohingyas.

A quelques exceptions près, ces crises humanitaires demeurent largement sous-médiatisées. Pourtant, n’est-ce pas le rôle des médias d’attirer l’attention internationale sur de tels enjeux, indépendamment des intérêts géopolitiques et culturels?

Une influence médiatique discutable

Pierre Hazan se révèle prudent quant à l’influence de certaines couvertures internationales. « Remontons deux ou trois décennies plus tôt. Le génocide au Rwanda et les massacres de Srebrenica se sont déroulés presque en direct sans que le monde ne bouge, au moins sur le moment. » Pour le professeur en journalisme international, cela ne signifie pas que les médias ne jouent aucun rôle, mais simplement que leur influence dépend des contextes.

D’autant plus que les médias peuvent parfois être manipulés pour aggraver des crises. Comme le souligne le directeur du International Crisis Group, certains gouvernements et groupes rebelles ont profité de l’appel de l’ONU à un cessez-le-feu mondial pour obtenir une couverture médiatique favorable. « C’est le cas de la Colombie, où nous avons vu des groupes armés annoncer une trêve, puis continuer de recourir à la violence contre leurs opposants ou même ouvertement redémarrer les hostilités. »

Alors que la pandémie a plongé des continents entiers dans une crise sanitaire, couvrir le coronavirus paraît indispensable. Toutefois, comme le dirait Manon Schick, « il ne faut pas que ça devienne des oeillères. » Mais alors, comment concilier le tout? Pierre Hazan conclut ainsi: « Les médias doivent continuer à faire leur travail, tel Sisyphe, au plus près de leur conscience. »

Ce travail journalistique est issu du projet #médiasconfinés (cours « Compétences numériques pour le journalisme ») dans le cadre du master en journalisme de l’Académie du journalisme et des médias (AJM) de l’Université de Neuchâtel.

Photo: The Plight of the Rohingya, capture d’écran d’une vidéo de Médecins Sans Frontières (artiste: Richard Swarbick)

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