Dans l’ombre des projecteurs: un « métier passion »

Décor de scène après une pièce de théâtre
Décor final de la pièce “Après Coup” sur la scène du théâtre du Passage de Neuchâtel. (Photo: Idan Matary)

Derrière le rideau de scène, les techniscénistes du théâtre du Passage de Neuchâtel révèlent leur envers du décor. Entre les horaires nocturnes, les bas salaires et le stress qu’incombe ce travail de l’ombre, ils partagent la réalité de ce métier essentiel aux arts vivants. Reportage.

De longues salves d’applaudissements ont résonné ce mercredi soir au théâtre du Passage après la performance d’Après Coup, poignante pièce traitant du féminicide. Le public se lève, les discussions reprennent, les avis s’échangent et, en l’espace de quelques minutes, le silence revient, rapidement brisé par l’arrivée de Pierre-Olivier. Le techniscéniste, qui préfère qu’on l’appelle P.O., est le premier des six acteurs à apparaître sur scène pour la suite du spectacle: le démontage.

Deux salles, deux ambiances

« Je travaille ici depuis janvier, mais j’arrête à la fin de ce mois. En tant que père de deux enfants, les horaires de soirée, voire de nuit, compliquent l’organisation à la maison », explique P.O. d’entrée de jeu. Avant d’ajouter, sans détour: « Le théâtre n’est pas très flexible pour ce genre de situation. » Il s’attelle ensuite à la tâche, naviguant le long de l’une des plus grandes scènes de Suisse romande pour récupérer des chaises, enlever des gaffeurs (scotch spécifique) et les lumières qui seront rangées ensuite dans la panière (nom du local de rangement).

À ses côtés, Evan, graphiste de 20 ans, fait un stage d’une semaine dans le théâtre pour découvrir la profession. Il pense à se réorienter dans ce domaine qui l’intéresse beaucoup: « On ne se rend pas toujours compte du travail derrière ces spectacles. Qu’il s’agisse de mettre en place les décors ou encore les lumières, j’aime quand le job est varié. » Le travail de l’ombre des techniscénistes et le manque de visibilité ne posent pas de problèmes pour Evan: « J’adore être dans les coulisses et aider à la construction d’un spectacle. J’en tire une fierté personnelle et non un besoin égocentré d’être mis en avant. »

Du micro au projecteur

Guillaume présente ses microphones. (Photo: Idan Matary)

Sur scène, une véritable fourmilière s’est mise en marche. Au fond du plateau, Guillaume, l’ingénieur du son ce soir-là, présente avec passion les micros utilisés pour la représentation: « Ce sont des dispositifs sonores, scotchés sur le devant de la scène, qui dispensent les comédiennes de l’utilisation de micros individuels. J’ai également ajouté une mousse en dessous qui atténue les bruits de pas, isolant ainsi les voix. » Pendant le spectacle, Guillaume est installé dans une cabine derrière le public. Cependant, malgré l’utilisation de matériel sonore de grande qualité, des difficultés persistent: « La fréquence de résonance n’est pas la même avec les hauts-parleur de la cabine qu’avec ceux de la salle. Le véritable défi est donc d’ajuster les réglages en conséquence ».

P.O., Iannis et Baptiste démontent les dizaines de projecteurs utilisés ce soir. (Photo: Idan Matary)

Sur le devant du plateau, trois techniciens s’occupent de retirer les projecteurs qui ont été abaissés à hauteur d’homme. Baptiste, employé fixe du théâtre, prend le temps d’expliquer ce qu’il fait: « Nous commençons par retirer les scotchs en aluminium adhésifs résistant aux hautes températures des projecteurs. Chaque spot a un type de faisceau et de filtre selon la manière dont on souhaite éclairer la scène; il s’agit donc de les ranger au bon endroit en fonction de leurs spécificités. » La plupart des dispositifs lumineux demeurent halogènes (à gaz), mais le théâtre du Passage souhaite les remplacer par des LEDs, moins énergivores.

Santé sous pression et fin de mois difficile

« Les horaires de travail contiennent beaucoup de temps d’attente qui allongent nos journées et soirées. La majoration pour le travail de nuit n’est prise en compte qu’à partir de minuit ici, contrairement à d’autres théâtres où c’est plus tôt », témoigne Baptiste, entre deux changements de lumière, en parlant des conditions de travail. En réponse à plusieurs cas de burn-out, le théâtre a commencé, selon Baptiste, à mettre en place des formations sur la santé au travail afin de mieux préparer l’équipe à la charge de stress. En soulignant l’aspect systémique, Baptiste insiste: « Ces conditions de travail sont inhérentes au milieu du théâtre, et pas uniquement ici. »

« Chaque mois, j’espère pouvoir payer mes factures. »

Guillaume, ingénieur du son

Au Théâtre du Passage, quatre techniciscénistes ont un contrat fixe (CDI) tandis qu’une trentaine d’autres, appelés surnuméraires, sont auxiliaires pour un ou deux spectacles, voire pour une saison entière. « Il existe des plateformes qui listent les mandats possibles dans la région, mais nous sommes souvent nombreux, la compétition est rude et il n’y a pas assez de places pour tout le monde », confie Guillaume, ingénieur du son sous contrat d’auxiliaire. Il ajoute: « C’est parfois la loterie; je ne sais jamais longtemps à l’avance combien d’heures je vais pouvoir travailler. Chaque mois, j’espère pouvoir payer mes factures », même s’il est conscient qu’il a « choisi ce métier en connaissance de cause, ce n’est donc pas une surprise. »

« Pas besoin d’être bien payé, vu que c’est un métier passion.« 

P.O, techniscéniste

« On n’est pas assez bien payés, nos salaires n’ont quasiment pas évolué depuis l’ouverture du théâtre il y a 24 ans », déclare de son côté P.O., en s’adressant ironiquement à l’un de ses collègues: « Pas besoin d’être bien payé, vu que c’est un métier passion [rires]. » Contactée, l’administration du Théâtre du Passage réfute ces allégations en les qualifiant de mensongères. Selon leur courriel, « les personnes qui travaillent comme auxiliaires sont rémunérées à un taux horaire qui a été revalorisé pour la dernière fois il y a deux ans ».

Le ghost light ou “la servante” est l’une des plus vieilles traditions du Théâtre. (Photo: Idan Matary)

À l’instar de la servante, lampe allumée toute la nuit, symbolisant un théâtre qui ne dort jamais, Baptiste se déclare tout de même « optimiste pour l’avenir de ce beau métier », une bière à la main, après la fin du démontage qui aura duré deux heures.

Conditions de travail: le cri d’alarme du syndicat

“Les théâtres, en tant qu’institutions subventionnées, ont un devoir d’exemplarité envers leur personnel”, exprime Isabel Amian, secrétaire générale du Syndicat Suisse Romand du Spectacle (SRSS). Les conditions de travail des auxiliaires mentionnées dans l’article ne surprennent pas la secrétaire du syndicat qui est fréquemment confrontée à des situations similaires: “Les auxiliaires devraient bénéficier de salaires plus élevés car ils n’ont accès qu’à des contrats de courte durée. Et comme ils ne peuvent pas se dédoubler pour travailler dans plusieurs théâtres, à cause des horaires irréguliers, ces salaires si bas ne les permettent pas d’arriver à la fin du mois et encore moins de cotiser pour la prévoyance.” 

Pour tenter d’amortir la précarité des techniscénistes, le SRSS revendique l’établissement d’une “grille salariale digne de ce nom” par le renouvellement de la CCT entre le syndicat et la Fédération Romande des Arts de la Scène (FRAS) qui, à l’heure actuelle, ne prend pas en compte la formation, l’ancienneté ou encore le degré de responsabilité.

D’autres revendications nécessaires, selon le syndicat, comme le défraiement pour les frais de garde d’enfants ainsi que le fonctionnement des cotisations aux assurances sociales, sont soulevées par Isabel Amian: “Les contrats en dessous de trois mois n’exigent pas d’obligation légale de payer l’APG, sauf pour les signataires de la CCT. Ce qui fait que certains auxiliaires ne remplissent aucune case, ils sont sortis du système d’assurance sociale. En cas de problèmes de santé, ils se retrouvent donc seuls”.

Par Idan Matary
Ce travail journalistique a été réalisé pour le cours « Atelier presse I », dans le cadre du master en journalisme de l’Académie du journalisme et des médias (AJM) de l’Université de Neuchâtel.

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