Pour se renouveler, les médias dépendent notamment des plateformes et de l’audience numérique. Dans ce contexte online à forte concurrence, Charles-Henry Groult, directeur du pôle vidéo du Monde, prône une innovation précise et impactante, plutôt que les projets qui font simplement « du clic ».
La demande de l’audience, l’influence des GAFA et la monétisation sont les trois critères principaux qui influencent les médias dans le choix des formats et des sujets, selon un article de 2017, intitulé « investing in online video news. A cross national analysis of news organizations’ enterprising approach to digital media ». L’ambition journalistique n’aurait pas une influence primordiale au sein des rédactions ces dernières années.
Cette théorie semble pourtant ne pas convaincre Charles-Henry Groult, directeur du pôle vidéo du journal le Monde. « On fonctionne surtout au fun et à la passion, pas seulement sur l’audience. Il faut savoir prendre du plaisir », affirme-t-il. Il ajoute également qu’il est parfois difficile de déterminer quelle audience un contenu va attirer exactement, notamment parce que ça dépend de la manière dont ce contenu est accompagné à sa sortie.
Charles-Henry Groult insiste sur le fait que le nombre de « vues » ou de « clics » n’est pas l’unique préoccupation du Monde. « Lorsqu’on choisit un sujet, on va se demander si les gens vont être impactés et pas seulement si les gens vont cliquer », dit-il. Il précise qu’à défaut d’être dans une course à l’audience pure, ils sont plutôt dans « une course à la qualité et à l’abonnement ». Selon lui, c’est quelque chose d’assez récent, car quand il est sorti des études en 2013, les chiffres d’audience étaient parfois plus importants que les concepts éditoriaux des médias. Il faut toujours garder à l’esprit que « quand on bosse dans un grand média, le but reste de couvrir l’info qui intéresse les gens en général. »
Les sujets sont donc choisis soit parce qu’ils sont inédits, soit parce que leur impact reste primordial. Pas tous ne nécessitent le même investissement en termes de temps, d’argent et de personnes.
Par exemple, « une vidéo comme celle de Bordeaux (ndlr: voir ci-dessous) doit coûter entre 20’000 et 30’000 euro. C’est une somme difficile à compenser avec des abonnements à 9 euros ».
Charles-Henry Groult explique qu’il faut « trouver un équilibre entre le temps investi et le nombre de gens qui vont être touchés et profiter du travail ». De plus, c’est, selon lui, ce genre de productions qui contribuent « à faire exister une marque comme médias de référence », même si elles ne sont pas rentables au premier abord.
Le directeur du pôle vidéo du Monde résume les choix de sujets et de formats comme suit : « Si c’est facile et ça attire des gens, on le fait. Si c’est difficile, mais ça attire des gens, on investit. Si c’est difficile et on estime que l’impact sera moindre, on va peut-être passer notre tour ».
Le numérique a élargi les publics traditionnels
Un des enjeux principaux du renouvellement des formats, c’est de s’adapter au rajeunissement de l’audience. Au contraire du lectorat du journal papier qui a en moyenne 50 à 60 ans, l’audience numérique jusqu’à environ 35 ans est très présente sur les réseaux sociaux et n’a pas les mêmes attentes que les lecteurs du journal papier.
Ce public numérique correspond aux générations Y et Z, très habituées aux réseaux sociaux et aux usages des plateformes. Pour qu’un média comme Le Monde touche cette audience plus jeune, il faut la convaincre en lui proposant un contenu qui lui est adapté.
Charles-Henry Groult mentionne par exemple la série de vidéo Rap Business produite par le service vidéo du Monde, sortie l’année passée.
«On a parlé du rap avec un format très Le Monde : des intervenants, des études poussées etc. On est allés rencontrer des personnalités à New York, c’est vraiment une plongée en profondeur sur une thématique très Youtube où on ne nous attendait pas», explique le directeur du pôle vidéo.
Les commentaires des internautes en réponse à ces vidés ont été très positifs : le public a apprécié que le sujet soit traité avec sérieux, sans moquerie. Pour Charles-Henry Groult, on est face ici à une «formule magique» : un sujet et un format qui marchent ensemble et séduisent ce nouveau public numérique à conquérir.
À l’inverse, il est également possible de prendre une thématique dite «classique» et de la coupler à un format plus détonnant, comme la série documentaire Chef·fe de la boîte de production Upian qui traite de la direction d’orchestre en format totalement vertical.
Besoin de se démarquer et de s’adapter sur les réseaux sociaux
Un autre enjeu au cœur du renouvellement, c’est la concurrence directe entre médias et autres créateurs de contenus qui ne sont pas journalistes sur les plateformes numériques. Le contenu journalistique et informatif est mélangé au sein d’autres contenus d’autres natures comme le divertissement par exemple.
Comment se tailler une place au sein de ces plateformes multi-concurrentes où le public cible ne cherche pas forcément activement de l’information ? Pour Charles-Henry Groult, il est nécessaire de se questionner sur sa propre identité et sur sa ligne éditoriale :
C’est en assurant son identité et sa promesse éditoriale que l’on peut créer des formats qui mettent en exergue l’identité du média et le travail journalistique derrière pour se démarquer d’autres contenus numériques.
Renouveler les formats journalistiques est une bonne chose, mais cela doit se faire en fonction des usages en vigueur sur les différentes plateformes où le contenu est publié. C’est un point fondamental pour Charles-Henry Groult : «Si on arrive sur une plateforme en faisant l’inverse des usages et qu’on pense que nos contenus vont marcher parce qu’on est Le Monde, c’est couru d’avance que ça ne marchera pas. »
De ce fait, toutes les plateformes numériques n’ont pas les mêmes usages et les mêmes codes. Il est nécessaire de se questionner sur quelle audience se retrouve sur quelle plateforme et avec quels usages. Charles-Henry Groult insiste sur ce point : on ne peut pas copier-coller les contenus d’un réseau à l’autre et il faut s’adresser de manière différente à chaque public de chaque plateforme.
Néanmoins, créer des nouveaux formats et les adapter aux différentes plateformes, ça a un coût et pas des moindres. Charles-Henry Groult croit tout de même que les petits médias ont aussi leur place pour ces nouveaux formats. «Quand on pense innovation, on pense souvent à des projets énormes, mais souvent l’innovation ce sont des petites choses par-ci par-là et pas toujours des gros projets», résume-t-il.
Avec des moyens limités, on ne peut pas produire de nouveaux formats pour toutes les plateformes, mais il est possible de mettre en place des projets précis et moins ambitieux qui n’en restent pas moins innovants. Par exemple, Le Temps propose ponctuellement des séries thématiques sur Tik-Tok.
Le cas de Twitch : aubaine pour un renouvellement journalistique ?
La plateforme Twitch focalise une certaine attention ces derniers mois. Le site, qui permet de proposer des live-vidéos, est majoritairement connu pour ses émissions autour du gaming, même si le divertissement d’autres thématiques y font aussi leurs entrées. Ces derniers mois, BFMTV, le Figaro et bientôt TF1 se sont mis à Twitch voyant le succès grandissant de cette plateforme. Mais ce n’est pas (encore) le cas du Monde, pourquoi cela ?
«C’est un contenu plus difficile à exploiter qu’on ne le croit» estime Charles-Henry Groult. «Le public est encore très gameur, les contenus à proposer sont longs, une à deux heures, il y a des codes de la communauté à connaître.» Faute d’y voir clair et d’y trouver pour l’instant une véritable plus-value, le service vidéo préfère s’abstenir pour l’instant.
Le renouvellement des formats et des offres éditoriales et un enjeu important pour que les médias puissent faire face au rajeunissement de l’audience et aux défis des plateformes numériques. Pour Charles-Henry Groult, dans tous les cas, ces renouvellements et innovations doivent se faire avec du sens et respecter la ligne éditoriale et les objectifs de chaque média.
L’innovation doit être au service du contenu que propose le média, tout en ayant conscience de la réalité économique et des coûts de ces productions. Pour autant, Charles-Henry Groult n’est pas de ceux qui calculent ultra-précisément quelle part de l’innovation revient à l’audience et quelle part revient au contenu. L’important c’est de trouver des sujets qui vont impacter et faire sens grâce à un format innovant.
Par Valentine Curvaia et Cléa Mouraux
Ce travail a été réalisé dans le cadre du cours « Information et médias numériques », du master en journalisme.
Crédit photo : Cléa Mouraux