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«Ce n’est pas une fin de vie, c’est la vie» 

La résidence palliative est une bâtisse à taille humaine. (Photo : Maison de Tara)

À la Maison de Tara, à Chêne-Bougeries, une équipe de bénévoles et de soignants soulage la souffrance de malades qui se savent condamnés. Reportage dans une résidence palliative «comme à la maison», où l’on adoucit les derniers instants. 

Derrière les arbres, au bout d’un chemin de gravier, se dévoile un petit pavillon à taille humaine. Dans le tumulte de la ville, la bâtisse, comme posée sur un écrin de verdure, donne la sensation d’être à la campagne. Une pancarte révèle: «Maison de Tara». Pas de doute, c’est bien là.

Tara ressemble à n’importe quelle autre maison – à ceci près qu’entre ses murs vivent des personnes en fin de vie et que bien souvent, elle est leur dernière demeure. Ce n’est pas une institution médicalisée classique mais une résidence palliative «comme à la maison». Quatre chambres seulement, une équipe de bénévoles et de soignants professionnels qui se relaie jour et nuit pour accompagner les résidents vers leur dernier voyage. Le principal critère d’admission, c’est une maladie évolutive en phase terminale.

L’entrée de la maison s’ouvre sur un petit salon où meubles en bois d’époque côtoient cheminée, fauteuils en velours vert et coussins brodés. Une décoration restée un peu «dans son jus» mais qui plaît souvent aux résidents, affirme Sabine Murbach, la directrice. «Ça leur rappelle chez eux. Cette maison devient la leur». En réalité, seuls les lits médicalisés trahissent la fonction du lieu. Derrière le salon, une salle à manger et sa large fenêtre font face à un jardin verdoyant. Au centre de la pièce, une imposante table en bois rectangulaire, le coeur de la maison. C’est ici que les résidents, leurs proches et les équipes de soins se retrouvent tout au long de la journée pour partager un café, un repas, un moment de convivialité. 

Du bon usage de la lenteur 

Cette semaine, la maison est plutôt calme. Seule l’une des chambres est occupée. Frédéric*, le résident de la chambre Rose, est un jeune homme et père de famille atteint d’une tumeur au cerveau incurable. Il est entré à la Maison de Tara le mois dernier. Sur le coup des 8 heures 30, David, le bénévole du matin, et Agnès, l’infirmière coordinatrice de jour, préparent son petit-déjeuner. Le grincement du vieux vaisselier se mêle au craquement du parquet sous leurs pas. La table accueille bientôt un set de table aux motifs colorés et un verre de jus d’orange. 

«Il veut rester encore un peu. Je le laisse se réveiller tranquillement» lance Agnès en revenant de la chambre de Frédéric. Son verre de jus d’orange patientera. Rien ne presse. Au sein de la Maison de Tara, la relation au temps est une dimension prégnante. Mais il n’est pas toujours évident de s’habituer à prendre le temps, quand la vie au dehors suit un rythme effréné. Agnès, la quarantaine, a d’abord travaillé en réanimation puis en tant qu’infirmière à domicile, avant d’intégrer cette résidence. «J’ai reçu des claques de personnes en fin de vie qui me disaient ‘‘Agnès, ton énergie est trop forte, j’ai besoin que tu t’asseyes’’. Maintenant, j’ai pris le pli». Ici, les pensionnaires lui ont appris à «redescendre d’un cran», comme elle le dit. Alors à son tour, elle conseille aux bénévoles de prendre ce temps. Ne serait-ce qu’un temps de silence. Question de respect. 

«Je ne sais pas comment on ferait sans le temps. Tout demande du temps en fin de vie. Les gestes du quotidien, la communication, la relation. Ça prend du temps de s’apprivoiser et de se découvrir» insiste Sabine Murbach. Ce matin, entre ménage, intendance et arrosage des fleurs, David offre ce précieux temps au résident de la chambre Rose en l’accompagnant dans son premier repas de la journée. Ce sont des bénévoles comme lui qui font vivre la maison. Ils reçoivent ici une formation d’un an en accompagnement de fin de vie afin de devenir les «proches-aidants» des résidents. 

Cette formation de «savoir-être», dispensée par des bénévoles devenus formateurs, emploie des mises en situation réelles – et souvent riches en émotions. «C’est une première introspection qui permet de voir la vie autrement» analyse l’actuelle directrice, elle-même formée il y a onze ans. Selon elle, tout le monde n’est pas en mesure de devenir bénévole à la Maison de Tara: «Je pense qu’il y a un appel individuel. Peut-être un besoin de se retrouver dans l’essentiel des choses de la vie». 

Une boule de glace au chocolat 

Ici, les soins médicaux sont prodigués par des soignants externes, comme dans le cas d’une prise en charge à domicile. Les infirmières employées par la maison, dont Agnès fait partie, sont chargées de guider les bénévoles, de répondre aux urgences et de veiller au confort des résidents. «Les soins palliatifs, c’est la seule spécialisation médicale où on n’est pas là pour guérir» note la coordinatrice de jour entre deux allers-retours vers la chambre occupée du rez-de-chaussée. Elle ajoute: «La communication non-verbale est importante avec les patients. On doit développer la faculté à lire sur leur faciès. Voir ce qu’il se passe dans leur corps, dans leur gestuelle. C’est impressionnant tout ce qu’on peut dire sans dire». 

Tout juste passés les douze coups de midi, Agnès fait sonner un bol tibétain pour marquer le passage de relais entre les bénévoles du matin et ceux de l’après-midi. Un rituel symbolique pour mieux s’ancrer dans l’instant. L’équipe fait le point sur l’état de Frédéric, retourné s’allonger et dont l’état se dégrade d’heure en heure. Cette courte réunion est aussi l’occasion d’évoquer les petites attentions permettant de soulager la douleur physique et morale. Un massage des pieds, une boule de glace au chocolat, au gré des désirs de chacun. 

Tout le monde s’accorde à dire que bien que la tristesse entoure généralement la mort, il y a aussi beaucoup de joie à la Maison de Tara. On dit aussi ici que côtoyer la mort, «ça désangoisse». Celia, mère de famille âgée d’une cinquantaine d’années, en charge cet après-midi, a intégré la maison il y a trois ans après avoir elle-même accompagné la fin de vie de sa mère puis d’une amie emportée par le cancer. «C’était bouleversant, mais il y avait aussi des moments très joyeux. Quand on vit ces émotions en fin de vie, c’est hyper fort. J’avais jamais ressenti quelque chose d’aussi fort, à part pour mes enfants. C’est indescriptible» témoigne-t-elle, les yeux humides. 

Un sentiment partagé par Agnès, qui souhaite briser le tabou autour de la fin de vie. Parler de la mort «pour en avoir conscience» et prendre le temps d’être «plus présents dans notre vie». L’infirmière de métier estime que la peur de la mort est souvent liée au fait qu’elle est aujourd’hui trop médicalisée, presque dissimulée. «Les gens pensent que c’est dur, la fin de vie. Mais plus on touche à des choses compliquées, qui sont en fait l’essence de la vie, plus c’est fort en émotions dans les deux sens. Ce n’est jamais que de la souffrance. Il y a toujours de la joie intense, des moments magnifiques». La mort n’est pas omniprésente à la Maison de Tara, bien au contraire. D’ailleurs, un mariage y a été célébré entre un résident et sa compagne.

«Chaque mot a son importance» 

Outre les soins de confort, la vie de la maison est rythmée par les pauses café et boutades en tous genres. «L’humour permet de s’élever un peu. On essaie de rendre le quotidien des résidents le plus normal possible. On sait qu’ils vont nous quitter. Mais avant ça, il y a tout le reste» explique la directrice. Le reste, c’est le temps qu’il reste à vivre mais, surtout, ce que l’on va en faire. Profiter des petits plaisirs simples qui font exister hors de la maladie, comme une assiette de frites ou un verre de porto. Ce plaisir, c’est aussi ce qui donne du sens au travail de Nicolas, cuisinier de la résidence, chargé de concocter quotidiennement des petits plats sur-mesure. «Les gens qui aimaient manger aiment toujours manger en fin de vie. Quand je vois leur sourire et que je sens qu’ils ont encore du plaisir, ça veut dire que j’ai bien fait mon boulot». Ce midi au menu, poisson, soupe et popcorn de sarrasin, dont l’odeur embaume la maison. 

Le repas est un temps de pause et d’échanges. Lorsque les résidents n’ont pas assez faim pour se mettre à table, ils n’y sont pas forcés. Pendant ce temps, autour de la fameuse table en bois, les équipes partagent et s’épaulent, parfois. «C’est dans les services où c’est le plus dur qu’on a des liens hyper forts. C’est comme si les gens ne pouvaient pas comprendre ce que l’on vit. Moi, la psy, ça ne m’aide pas. Ce qui m’aide, c’est de parler avec mes collègues. Je sais qu’ils comprennent» confie Agnès. Ce qui l’aide c’est aussi : le sport, les balades en pleine nature et sa conception de la vie. Car Agnès est persuadée «qu’il n’y a pas rien derrière». 

À la Maison de Tara comme ailleurs, il y a les bénévoles qui partent et d’autres qui restent. Certains vivent parfois cette expérience plus difficilement. Il arrive que l’histoire d’un résident renvoie à une blessure personnelle qui n’aurait pas encore eu le temps de cicatriser. Ça a été le cas de Celia, à ses débuts. Après une première inscription en tant que bénévole, elle s’est ravisée pour finalement changer une nouvelle fois d’avis. Sans regrets. «On le fait pour les autres, on a envie d’être utile, mais en fait ce sont eux qui nous apportent quelque chose». 

Cette expérience passe aussi par le soutien aux familles face à la vie d’un proche qui s’effiloche. Les accompagnants de la Maison de Tara se fient parfois à un petit changement dans le comportement des résidents pour anticiper la fin. Une perte de tonus musculaire. Un sourire qui s’efface progressivement. Dès lors, préparer la famille, c’est rester dans le dialogue, réconforter autour d’un énième café, voire tenir la main, lorsque c’est nécessaire. 

Le téléphone fixe sonne. À l’autre bout du fil, on appelle pour prendre des nouvelles d’une pensionnaire. Agnès doit annoncer son décès, survenu la semaine dernière. «Chaque mot a son importance. Il y a des gens qui porteront toute leur vie le mot que vous avez dit» explique-t-elle. Une partie importante de son travail consiste à aider les proches à «déculpabiliser», notamment lorsqu’ils ont l’impression de ne pas avoir été assez présents lors des derniers instants. Et d’après elle, les années d’expérience ne rendent pas la tâche plus facile. 

Cartes sur table 

La tombée du jour annonce la fin de la «session» de Celia et de la journée d’Agnès, qui passent le flambeau à deux autres bénévoles, Prosper et Nicolas-Olivier. Les deux hommes, voisins, sont devenus amis depuis leur entrée à la Maison de Tara. Ce duo emblématique du vendredi soir, qu’on appelle ici les «Dupont et Dupont» fait son entrée dans la bonne humeur avant de prendre place dans la salle à manger. Prosper accompagne les personnes en fin de vie depuis 30 ans. À l’origine, la perte de ses enfants et beaucoup de colère le poussent à vouloir «comprendre» ce qu’il y a derrière ce grand mystère. 

À la Maison de Tara, Prosper dit donner du temps mais surtout recevoir «de grandes leçons de vie». «Ici c’est vraiment cartes sur table. Quand vous avez ‘un ticket aller-simple’, vous ne jouez plus» confie-t-il en esquissant un sourire derrière sa barbe blanche. Face à l’inévitable, c’est souvent l’heure du bilan. En tant qu’accompagnateur, ces moments l’invitent à s’interroger: «Attends, mais je cours après quoi moi, en fait?». 

Autour de la table en bois rectangulaire, la vie continue. «On se prend dans les bras, on rit, on pleure. Ce n’est pas une fin de vie, c’est la vie. On vit les derniers moments intensément. Et c’est là qu’on fait de très belles rencontres» confesse Prosper. À chaque nouvelle admission, les équipes de Tara découvrent une personne, une nouvelle histoire, une nouvelle maladie et surtout, une nouvelle façon de la vivre et donc de l’accompagner. En ce froid vendredi de janvier, la soirée commence autour d’un verre de vin rouge, d’un gâteau au chocolat et de quelques bricelets colorés pour réchauffer le coeur et le corps. Ce soir, Nicolas-Olivier et Prosper veilleront sur la chambre Rose jusqu’à ce que l’aide-soignante de nuit prenne leur relais. Ici, le temps ne s’arrête pas mais il se conjugue au présent. Demain est un autre jour.

*Prénom d’emprunt 

Crédit photo: Maison de Tara

Ce travail journalistique est issu d’un travail dans le cadre du cours de “Reportage” du master en journalisme de l’Académie du journalisme et des médias (AJM) de l’Université de Neuchâtel.

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