Un sommeil plus long pour les apprentis boulangers?

À 17 ans, Aelys entame sa deuxième année d'apprentissage à la Boulangerie de Colombier. (Photo: Marjorie Besse)

Tandis que la relève déserte les fournils, le secteur de la boulangerie fait peau neuve et recule les horaires de nuit. Cette pénibilité ne ternit pas la motivation d’Aelys, en formation dans le littoral neuchâtelois. Découverte d’un apprentissage en pleine mutation.

Imaginez une tarte à la crème. C’est toujours le produit fini qui vient en tête. Pourtant, avant de gagner les étalages, ce n’était qu’une masse de pâte informe. D’abord malaxée dans la « bloc machine » pour épaissir sa texture. Puis « boulée » pour lui donner une forme rebondie. Ensuite « abaissée », aplatie par le laminoir. « Foncée » afin qu’elle tapisse le moule. Perforée avec une fourchette. Elle a enfin reçu une première louche de crème. Sept minutes au four, une nouvelle couche de crème, cinq minutes au four, et ainsi de suite, jusqu’à être emplie à ras bord. Prête à trôner en vitrine.

Le samedi, Aelys intervient à chaque étape du processus de production. (Photo: Marjorie Besse)

Ce processus méticuleux, Aelys le connaît sur le bout des doigts. La Boulangerie de Colombier (NE) la compte dans ses rangs depuis huit mois. La jeune apprentie de 17 ans s’est levée tôt ce samedi-là. Pas aux aurores, mais à deux heures du matin, quand le village est encore plongé dans le noir. En quelques secondes, la voilà prête à travailler, tout de blanc vêtue, ceinturée dans son tablier. On ne l’a même pas vue passer au vestiaire. Alors commence le bal des tartes à la crème, des taillaules, des tresses… c’est ce qu’elle préfère confectionner. La pâte feuilletée et les croissants sont plus ardus, « il ne faut surtout pas faire d’erreurs », explique-t-elle. Lionel, son patron, la rejoint au pétrissage et l’aide à préciser ses gestes: « Tu ne dois pas presser, plutôt rouler. » Avec souplesse et fermeté, les quatre mains voltigent sur l’établi et insufflent de la force à la matière. « Travailler de ses mains, façonner la texture, c’est ce que j’aime », affirme la boulangère en devenir. Les horaires de nuit? Elle commence à y prendre goût: « J’aime venir à 2 heures et partir à 11 heures, ça laisse la journée plus libre. Même si on en profite pour récupérer nos heures de sommeil. »

Le pain, dès l’aube

Travailler quand tout le monde dort, avoir congé quand tout le monde travaille; le milieu de la boulangerie vit à contretemps. Le secteur pâtit de cette pénibilité et peine à attirer la relève. C’est pourquoi Lionel projette de décaler les horaires à quatre heures du matin, pour les apprentis comme pour les employés. Les grandes enseignes s’essaient déjà au travail diurne. Depuis cet été, la Coop offre 12 places pour un apprentissage de jour, afin de redorer le blason de la profession aux yeux des jeunes. Les nouvelles technologies fluidifient la procédure. Des chambres de pousse dernier cri permettent d’accélérer la fermentation de la pâte à pain. La Boulangerie de Colombier compte également la sienne: « Grâce à elle, on peut maîtriser l’heure de la cuisson, détaille le patron. L’investissement est vite rentabilisé. Ça retarde l’arrivée au travail et l’employeur paie moins d’heures de nuit. » Dix ans que les entreprises suisses font l’acquisition de ce four, alors que les voisins de l’Hexagone l’utilisent depuis trente ans. « Les Suisses sont bons dans le chocolat. Les Français meilleurs dans le pain », plaisante-t-il.

Pour Lionel, la transmission du savoir-faire est primordial pour « assurer la relève du métier ». (Photo: Marjorie Besse)

« On voit le monde se réveiller »

Dans la chaleur enveloppante des effluves des fours, Aelys et Lionel s’activent de plus en plus, slaloment entre les grands pétrins, les fouets longs comme le bras, les étagements de boîtes d’œufs, de baguettes, de pans-bagnats. Les taillaules ressortent craquantes, leurs pointes brunies par la cuisson. Rouge FM en fond sonore pour donner du rythme. À trois heures, Olliviane, patronne et conjointe de Lionel, fait son entrée. Le couple s’est rencontré à la Tarterie du Littoral à Neuchâtel. L’envie de devenir indépendant s’est faite pressante. Ils ont eu vent du départ de l’ancien propriétaire, ont déposé leur dossier, puis tout s’est accéléré depuis la réouverture de l’enseigne en novembre 2023. Les voilà cinq à bord – avec deux apprentis et une vendeuse – en moins d’une année. Former les petits nouveaux, Lionel et Olliviane prennent cette tâche à cœur: « On aime le contact avec la jeunesse, transmettre notre savoir-faire, et assurer la relève. Beaucoup de boulangers se plaignent de ne trouver personne à embaucher. Il faut former! »

Le passé d’apprenti n’est pas si loin, pour ces deux trentenaires. Olliviane se rappelle les débuts rudes de l’effort nocturne: « En deuxième année, j’en ai eu marre, je voulais avoir une vie comme tout le monde. Mais ma famille m’a encouragée à terminer mon apprentissage et je n’ai plus quitté le domaine. » Pourtant, au cours de son emploi en grandes surfaces, le classique 7h-17h l’a épuisée. La faute aux pauses à répétition, tirant les journées en longueur: « Je trouve que les horaires de nuit passent tellement plus vite. On vit dans notre bulle, et puis tout d’un coup, les magasins s’ouvrent les uns après les autres. On voit le monde se réveiller. » Une fascination qui se transmet dans le cadre familial, selon la patronne: « Mon père était conducteur de train. Je l’ai toujours vu travailler les week-ends et rentrer à l’aube sans se plaindre, j’ai grandi avec ça. »

« Ne pas faire subir à la relève ce qu’on a vécu »

L’encadrement de la formation a bien changé depuis l’époque d’Olliviane et Lionel. Pour les apprentis mineurs d’aujourd’hui, l’ordonnance sur la protection des jeunes travailleurs (OLT 5) régule davantage l’activité de nuit. Au cours de contrôle réguliers, l’Office des apprentissages (OFAP) veille au respect des lois. Mais, en dépit de leur bonne volonté, les petites structures peinent à conjuguer cette réglementation avec les impératifs de rendement. « La loi dit une chose, notre métier en dit une autre », soupire Lionel, conscient de la contradiction avec le planning d’Aelys. 

Commencer à quatre heures n’est guère urgent pour Aelys, elle qui affectionne particulièrement les horaires de nuit. (Photo: Marjorie Besse)

Néanmoins, l’employeur entend suivre l’évolution du domaine. Le souvenir d’horaires à 23 heures est encore vif: « Ce qu’on a vécu nous, on ne veut pas le faire subir à la relève. » Encore à l’état de projet, le glissement progressif du temps de travail irait dans ce sens. Seulement, même si elle se dit prête au changement, Olliviane émet des doutes sur le nouveau fonctionnement qu’il implique: « Quand on ouvre à six heures, j’aime que le magasin soit plein. Mais si on veut commencer plus tard, il faudrait introduire un roulement permanent de l’arrivée des produits. La clientèle n’y est pas habituée. » Les restructurations visent à donner un second souffle à la branche, mais pour le tandem de patrons, une chose est sûre, « celui qui est vraiment motivé passera outre les horaires ».

Nez baissé, regard rivé sur son façonnage, Aelys n’a pas ralenti le rythme. Durant son précédent stage, ses employeurs l’ont cantonnée à la pâtisserie. Alors étrangère au travail du pain, elle a vécu cette période comme une « frustration », songeant même à changer de voie. Aujourd’hui, elle s’épanouit à la Boulangerie de Colombier: « J’ai appris plus en une nuit ici qu’en un an dans mon ancien poste. » Passionnée de lecture, elle se prend parfois à rêver du métier de libraire. Mais l’apprentie est déterminée à garder la main à la pâte, quoi qu’il en coûte.

Par Marjorie Besse
Ce travail journalistique a été réalisé pour le cours « Atelier presse I », dans le cadre du master en journalisme de l’Académie du journalisme et des médias (AJM) de l’Université de Neuchâtel.

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