Paul Blanchard, infirmier indépendant, s’attèle depuis sept ans à parcourir montagnes et vallées, afin de prodiguer des soins à ceux qui en ont besoin, dans les zones les plus reculées.
Il est 5h40. Alors que l’obscurité enveloppe toujours les montagnes, Paul Blanchard, aide à domicile, commence sa tournée. Dans sa voiture, pas de GPS. Il connaît par cœur son circuit, qui débute dans les plaines du Chablais vaudois et valaisan et culmine au sommet des montagnes de Villars et des Diablerets. Sur un fond de musique classique, il roule le long de la rivière de la Grande Eau à Aigle (VD), direction sa première patiente qu’il visite tous les jours avant l’aube : « Elle ne dort pas tant que je ne suis pas passé. ». Paul commence une longue journée, conscient qu’il sera parfois la seule visite de ceux que la maladie isole.
La lumière du matin illumine désormais la vallée, et Paul a déjà visité 5 patients. Sans jamais regarder sa montre. « La première partie de la matinée, c’est la tournée Aiglonne » déclare-t-il en sortant de sa voiture le tensiomètre en poche, sans plus d’équipements, ni de blouse ni de gants. Il s’apprête à rendre visite à Michel, un retraité qui suit un lourd traitement hormonal chez qui il vient faire les semainiers. Il pousse la porte d’entrée, sans sonner. « Bonjour, c’est Paul ! » lance-t-il avant d’entendre une réponse qui l’oriente vers la cuisine. Le tutoiement est d’usage dans leur conversation, qui fait presque oublier la distance thérapeutique. « Attends Paul, je te montre un truc », siffle le retraité de son fidèle accent vaudois avant le départ de l’infirmier. Il apparaît quelques minutes plus tard avec un nichoir artisanal. Michel se trouve être le fournisseur de toute la région de ces précieuses constructions en bois.
« Je veux terminer à la maison »
Sous le regard des préalpes vaudoises, la tournée de Paul continue. La cliente suivante est une retraitée de 90 ans qui peine à se déplacer, et chez qui Paul fait régulièrement des visites de sécurité. Lorsqu’il ouvre la porte, Jeannine sort de sa chambre en pyjama, elle l’attendait. Volets fermés, odeur de café, sa maison est un cocon qu’elle entend bien sauvegarder pour ses enfants. « Pas question d’aller en EMS, je veux terminer à la maison » s’exclame-t-elle. Comme d’autres, Jeannine fait partie d’une classe d’âge de propriétaires pour qui le placement en EMS réveille des questions de descendance et d’héritage. « Moi, je veux donner à mes enfants » certifie-t-elle devant ses médicaments, que Paul compte patiemment pour vérifier qu’ils sont correctement pris. L’aide à domicile pour elle, c’est une façon de soutenir mordicus son objectif, rester à la maison jusqu’au dernier soupir.
Entre chevreuils et insomnies
La suite de la matinée se déroule le long des routes sinueuses de montagne. Paul admire par la vitre les couleurs d’automne que la nature a revêtues et s’arrête sur le bord de la route pour laisser passer des chevreuils. « J’ai à manger pour les renards dans la voiture » s’amuse-t-il en roulant. L’ascension continue sur l’unique route de Aigle aux Diablerets, où de fortes chutes de neige peuvent interdire l’accès à la commune.
Je suis de nature très anxieuse donc ça calme mon angoisse.
Paul Blanchard
Ce quotidien infirmier hors du commun, Paul l’adore : « Mon métier c’est ma vie » affirme-t-il sans parvenir à se souvenir de la dernière fois où il est parti en vacances. Pour sa société, il est joignable de jour comme de nuit et laisse son téléphone auprès du lit en cas de besoin : « Je suis de nature très anxieuse donc ça calme mon angoisse ». Mais, respectueusement, ses patients n’abusent jamais de ses heures de sommeil, précieuses tant elles se font rares. Finalement arrivé à près de 1400 mètres d’altitude, Paul se gare dans ce village typiquement suisse, peuplé de chalets.
Là encore, pas besoin de sonner. Gisèle, espiègle nonagénaire, l’attendait. Pendant que Paul lui met des gouttes dans les yeux, elle raconte que deux de ses connaissances sont parties à l’EMS situé encore quelques mètres en amont du massif de la tête Ronde. Un destin qu’elle ne se souhaite pas : « Une fois qu’on est là-haut, on perd la tête » grince-t-elle. Sur son pull en laine, pend un collier particulier orné d’un bouton rouge. Il lui permet de contacter une liste de personnes de référence, dont sa famille et les urgences de la région, en cas de chute. C’est un allié indispensable du quotidien, qui lui permet de continuer de profiter de son indépendance.
L’isolement comme écueil
Paul s’apprête à terminer sa matinée aux alentours de 13 heures. Mais avant, il est de passage chez un cas un peu particulier. Légèrement en contrebas des stratus montagneux, il se gare chez Isabelle. Tout juste rentrée d’un séjour en EMS à la suite d’une chute, la mesure de placement qui lui avait été assignée, elle l’a vécue comme une violence institutionnelle. Paul passe la clé dans la serrure, s’annonce. Pas de réponse. Il se dirige vers la chambre, Isabelle est au sol. Elle a fait une chute, encore. Le ballet des pompiers, famille, et voisins s’enchaîne, et la voilà repartie pour quelques jours d’hôpital avant de rentrer, puisque c’est son choix. Son fils, qui a entamé une mesure de placement devant un juge de paix, souffre de cette bataille sans fin qui met en péril la vie de sa mère. Les sirènes du camion de pompiers s’éloignent, laissant la rue dans un silence précaire. Paul remonte dans sa voiture. Il continuera de sillonner les routes des vies qu’il croise jusqu’à la tombée de la nuit.
(Pour des raisons d’anonymat, tous les noms utilisés dans cet article sont fictifs)