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L’oiseau diplomatique

Le paon déambule sur les escaliers du Palais des Nations (image: Michel Danzer)

Il se faufile sur les corniches des étages supérieurs, déambule dans les jardins ou raie impunément les carrosseries du parking : le paon est à l’ONU chez lui. Ode à l’animal enchanteur et récit d’une symbiose dont les origines se perdent dans un mythe.

En cet après-midi de fin mai, un paon solitaire arpente la Cour d’honneur du Palais des Nations. Rameuté par des cris rauques, on s’est dirigé vers cette esplanade déserte de la dimension d’un stade de football, qui s’allonge aux pieds des dix pilastres du Bâtiment des Assemblées – l’imposant édifice néo-classique, haut de plus de trente mètres, que l’ONU dresse devant le lac et reproduit sur ses cartes postales.

Taillé dans le travertin romain, le granit et le calcaire du Jura, l’ensemble monumental se dore comme un biscuit sous le soleil radieux. Juchée en haut des escaliers, une luxuriante présence animalière veille le colosse de pierre. Le paon mâle bivouaque sur l’un des rares îlots de verdure de l’endroit : à l’ombre d’un magnolia à grandes fleurs, où il étend sa traîne sur un édredon de plantes grasses.

La bête étire un cou télescopique aux teintes lapis-lazuli. Elle pivote un peu la tête, la rabaisse, la rentre et la retourne avec ces petits mouvements secs, robotiques, qui apparentent les oiseaux à des jouets à remontoir. Le bec picore entre les feuilles. L’aigrette gravite au-dessus du crâne, pareille à un sourcil bleu entré en lévitation. L’animal se prélasse, ébouriffe son immense traîne aigue-marine et baigne les pousses vertes de ses pétales coralliens.

Puis le paon regagne à pas comptés le muret qui borde cette cuvette de végétation. Installé sur ce promontoire, il balaye d’un œil de sentinelle la pelouse en travaux. Lève le regard vers la cime des cèdres centenaires, vers l’arche érigée par ces hommes sans ailes et pressés de conquérir l’espace. Les pensées vagabondent. Visions de gargouilles grimaçant à flanc de cathédrale. Génies tutélaires de la Rome antique. Sphinx impassible, oiseau de feu et animaux pétrifiés gardant l’entrée de sanctuaires interdits. “LLéééooonnn !!!” – On sursaute en reprenant ses esprits. Le paon répond au klaxon d’une camionnette qui stoppe à l’angle de la cafétéria. L’oiseau parle la langue des machines.

Mardi suivant

Le pendule animalier rythme encore le temps onusien quelques jours plus tard.

Les cris des paons, coucous indociles, frappent des heures incertaines et griffent le silence à des fréquences fantaisistes. Un agent de sécurité observe, goguenard, un mâle camouflé par les aiguilles d’un cèdre, dont la traîne pend dans le vide comme une cape de carnaval, et qui braille à tue-tête d’une branche surplombant une aire de parking.

A quelques pas de là, le long d’une route en pente douce, un couple de diplomates orientaux se penchent avec tendresse au-dessus d’une femelle. Lovée sur son postérieur, la paonne vrille comme un moulin à poivre dans la terre meuble et les aiguilles cuivrées. Elle s’aménage un réduit de fortune propice, nous dira le jardinier, à une courte plongée dans le sommeil. Le paon aurait aussi ses humeurs. On nous le dit parfois chapardeur, chipant un sandwich à la faveur d’une fenêtre entrouverte de bureau, quelquefois impérial, lorsqu’il investit par la grande porte les édifices onusiens, et souvent exhibitionniste – faisant la roue comme d’autres écartent leur imperméable.

De fait, il n’y a pas un employé des Nations Unies qui n’ait une anecdote à partager sur le paon. Si les six volatiles actuels distillent désormais chichement leurs apparitions aux touristes – l’accès au parc n’est plus au menu des visites ordinaires – ils se donnent généreusement en spectacle aux familiers des lieux.

Particulièrement à la cafétéria, devant laquelle les animaux paradent sur une bande de pelouse pudiquement séparée des excavations par une bâche de toile blanche. La traversée de ce podium est pittoresque: le bec balance d’avant en arrière, fend l’air à coups de petits jabs, pareil au poing d’un boxeur, tandis que les foulées de longues pattes osseuses se déploient à une autre mesure, avec une majesté qui rappelle les échassiers.

Le train est noble et précautionneux, d’une prudence toute diplomatique. Les usages et palabres onusiens auraient-ils finis par déteindre sur les bêtes? Ce serait plutôt l’inverse, à en croire une tablée d’interprètes à l’heure du dessert. “Durant ma carrière, se souvient un quinquagénaire jovial de la cabine arabe, nous avons parfois entendu son cri retentir lorsque les négociations buttaient sur un point. Il se trouvait alors toujours quelqu’un pour lancer: ‘Vous voyez, vous venez de contrarier le paon!'”

Certains paons onusiens seraient d’ailleurs d’auguste ascendance. Ils appartiennent peut-être à de fameuses lignées politiques, telle la postérité laissée par ce couple d’oiseaux qu’offrit Indira Gandhi en 1981. Ou descendent plus sûrement des cinq individus qui, donnés par le Japon en 1996, furent placés en quarantaine à leur arrivée avant d’être déclarés aptes au service par le vétérinaire cantonal. Beaucoup, à différentes époques, furent aussi offerts par des particuliers de la région. Les souliers en velours gris d’Eric Luscher, le chef jardinier de l’ONU, crissent sur le gravier du parc. “Un paon vola jusqu’au Grand-Saconnex. D’autres filèrent au quai du Mont-Blanc ou au Vengeron, poursuit-il. Un autre spécimen atterrit rue de Lausanne. Et c’est une dame portugaise, élevée à la campagne et qui n’avait pas peur des volatiles, qui finit par l’installer dans sa baignoire en attendant notre arrivée.”

Comme le confie le responsable de ces oiseaux fétiches, les fluctuations du cheptel onusien imposent ces réapprovisionnements ponctuels. Car, du soir au petit matin, la nature reprend son impitoyable empire sur le parc des Nations Unies. Les renards se faufilent sous les barrières, rôdent et croquent les paons qui auraient par inadvertance relâché leur garde. Pas plus tard que la semaine dernière, une oiselle est ainsi morte décapitée par un prédateur inconnu. Et quand les paons de l’ONU ont une nichée, les petits paonneaux vivent sous une seconde menace, brandie cette fois par d’autres pensionnaires du ciel: les agressions d’implacables busards et de sinistres corbeaux sont monnaie courante. Face à ces dangers, les paons en péril ont affuté leurs tactiques de survie. Ils dorment hors d’atteinte, perchés sur les ramures élevées des cèdres, accrochés aux vénérables chênes ou sur les toits. Et développent parfois d’autres stratagèmes plus insolites.

Pot aux paons

C’est un pot de pierre beige, hexagonale et trapu, d’où jaillit aujourd’hui un petit arbuste au milieu d’œillets roses et blancs, de plantes pendantes et d’un ossuaire de mégots de cigarettes. Il agrémente le trottoir de la porte 40, au seuil de ce Nouveau bâtiment construit dans les années 1970. L’édifice abrite la salle du Conseil des Droits de l’Homme et loge dans ses étages les divers services de traduction de l’organisation.

On prend justement l’ascenseur depuis le cinquième avec un traducteur un brin poète de la section française. Le tintement d’un carillon feutré, d’une délicatesse pré-numérique, accompagne notre descente au rez-de-chaussée. On se recueille devant le pot, à deux pas du parking, à ce point de passage presque aussi fréquenté qu’un hall de gare. “Il n’y avait pas de buisson dans ce bac il y a deux ans, détaille-t-il, et une paonne avait trouvé le moyen d’y couver. La paonne était absolument tranquille, puisque les jardiniers avaient dressé une petite barrière autour d’elle. Et puis les œufs ont éclos. Les petits sont nés et lui sautaient dessus d’une façon charmante. Un ou deux jours après, les jardiniers ont embarqué tout ce monde. Destination inconnue.”

On croise plus loin Gilbert qui termine sa journée. Un jardinier au corps râblé, dont les yeux s’allument sous des mèches de cheveux gris lorsqu’il évoque la nature et les animaux. Il nous raconte la suite: “C’était malin ce pot, car ils étaient à l’abri des prédateurs. Ils étaient légèrement en hauteur, mais cachés. Tout cela devant les gens qui, remarque-t-il, sont en fin de compte une protection. Ils ont compris que là où il y a du monde il n’y a pas de renards… Du moins jusqu’à la nuit. Une fois que les petits sont nés, nous les avons tous déménagés en bas, à la volière.”

Mirage historique

On découvre en interrogeant les archives de l’ONU que ces attentions minutieuses prodiguées aux petits paonneaux ne datent pas d’hier. Avant même l’achèvement des premiers bâtiments du Palais, Léon Henneberger, chef du Service intérieur de la Société des Nations, souligne dans un courrier de novembre 1936 la nécessité “d’avoir un enclos légèrement tempéré, enclos dans lequel ces oiseaux peuvent être abrités durant leur première année d’existence.” De manière plus cocasse, le directeur du personnel de la SDN, un Tchécoslovaque du nom de Valentin Stencek, insiste un mois plus tôt sur le besoin impérieux de créer un abri pour les volatiles, au motif que “(…) les paons cherchent un refuge sur l’escalier (…) et qu’ils souillent le sol partout où ils se trouvent.” Des éléments documentaires remontant à 1936… Soit. Mais quelle est l’origine exacte de l’accueil des paons sur le terrain? Et de quelle manière les destinées du paon et de la SDN, future ONU, se trouvèrent-elles si singulièrement chevillées?

C’est une historiette fleurant bon le romantisme, qui ne cesse de rebondir le long des couloirs de linoléum, se passe et se repasse entre générations de fonctionnaires onusiens. Que claironnent, sans sourciller, le site Internet de l’organisation et les guides qui édifient les visiteurs.

En substance: la pérennité de l’établissement de l’ONU à Genève ne serait suspendue qu’à quelques plumes de paon.

L’honorable Gustave Revilliod, le bienfaiteur qui, en 1890, accorda par son testament à Genève le droit d’usage du domaine sur lequel se dressent le Musée Ariana, le Jardin Botanique et le Palais des Nations, aurait subordonné ses largesses à la condition expresse que des paons puissent indéfiniment séjourner sur le terrain.

On se figurait dès lors le vénérable Gustave en ornithologue averti, jumelles en bandoulière, casque colonial rabattu sur le caillou, la silhouette du radieux volatile miroitant comme un hologramme sur le monocle ou le cristallin. On recherchait les traces de ce qui ne pouvait être qu’une passion dévorante. Si le philanthrope stipula bien qu’il entendait faire de la propriété de Varembé un havre de paix et de nature, et y interdit notamment l’établissement de stands de tir, nulle mention de paon n’apparaît dans le testament du mécène.

Les annales du Musée Ariana, dont Revilliod commandita la construction, conservent cependant un texte des années vingt où, sous la plume de Jules Monod, on apprend que le généreux donateur “qui vouait un soin particulier au bien-être des oiseaux, avait fait établir sur presque tous les arbres des nids artificiels à leur intention”. Plus cruciale, l’Ariana dispose d’une lettre datée de février 1891 et adressée par le Conseil Administratif de la Ville de Genève à Godefroy Sidler, l’intendant de Revillod et le premier conservateur du musée. Le courrier traite d’une négociation sur le devenir des animaux de la basse-cour de feu Revilliod. La ville cède tous les autres animaux à Sidler, mais insiste pour conserver les paons en sa possession. Selon toute vraisemblance, des paons flanaient déjà dans le parc du vivant du mécène.

Mais l’histoire ne s’arrête pas là

Jacques Davier, des Archives de la Ville de Genève, nous signale qu’à peine un an plus tard “une association, baptisée l’Association des Intérêts de Genève, demanda à la ville de pouvoir disposer d’un petit zoo, appelé parc aux daims, dans une partie du domaine de l’Ariana que nous estimons probablement située sur la parcelle actuelle du Palais des Nations. La ville répondit favorablement à cette requête en novembre 1892. En 1929, précise-t-il, il y avait dans ce parc 152 bêtes, dont dix paons – mais aussi des faisans, des pintades, des marmottes, des ânes, des chèvres, des lamas, des antilopes et des daims. Toute un ménagerie.”

Malgré la fermeture du parc au daims en 1935, et le transfert d’une partie de ses animaux au zoo de Genève – une entreprise qui capotera lors de la 2ème Guerre Mondiale – les paons ne désertèrent curieusement jamais les lieux. L’énigme de leur présence continue n’est donc pas encore débrouillée. Elle s’explique peut-être par la fable qui court encore aujourd’hui, par le mythe de l’accueil impératif des volatiles dans le parc – une allégation qui fleure la supercherie puisque le testament du mécène n’en dit rien.

Comment cette rumeur s’est-elle propagée, et quels pourraient être les auteurs de ce récit apocryphe, de l’évangile aux paons de Revilliod? On veut croire à l’imposture d’un fonctionnaire illuminé par le poudroiement de leur traîne, à la conjuration d’une société secrète oeuvrant au bien-être du paon. Et, à la vue des oiseaux qui s’ébattent dans le parc, on bénit ces inconnus pour leur mensonge exquis.


Michel Danzer

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