Le Portugal inspire, la Suisse tarde: repenser la lutte contre les drogues

En Suisse, l'augmentation de la consommation de crack alerte les autorités. (Photo: Keystone/ATS)

Face à la drogue, le modèle suisse des quatre piliers a atteint ses limites. Alors que le pays peine à endiguer la prolifération du crack dans ses rues, la solution pourrait se trouver du côté de la politique de dépénalisation pionnière du Portugal.

Les scènes de la drogue se multiplient en Suisse, à Lausanne, Yverdon ou Genève. Le principal coupable: le crack. Ce dérivé bon marché de la cocaïne provoque un effet aussi intense que bref. Depuis 2019, la vapeur des pipes à crack envahit les structures de consommation. Le comportement violent de certains usagers trouble l’espace public et jette un coup de projecteur sur cette drogue hautement addictive. Face à ce fléau, le Canton de Vaud a lancé en octobre dernier une “task force” sur le deal de rue, comprenant le déploiement d’un plus grand nombre de policiers.

La Suisse ne fait pas figure d’exception: la drogue est une problématique internationale. Selon le Rapport européen sur les drogues 2024 publié par l’Agence de l’Union européenne sur les drogues, une large variété de substances plus puissantes qu’auparavant afflue. Et les réponses sociosanitaires divergent selon les pays, tout comme leur capacité à endiguer la prolifération des stupéfiants dans la population. 

Le modèle suisse face à l’exemple portugais

Prévention, thérapie, réduction des risques et répression: tels sont les quatre piliers au fondement de la politique des drogues en Suisse, introduite dans les années 1990. Novateur pour l’époque, ce modèle naît sous l’impulsion de Ruth Dreifuss, alors conseillère fédérale chargée de la Santé. Après une décennie d’expérimentation, la politique des quatre piliers est inscrite dans la Loi sur les stupéfiants en 2008, avec des résultats encourageants: chute du nombre d’overdoses et amélioration de l’accès à des traitements. Mais même si le modèle des quatre piliers a fait ses preuves, la Suisse est loin d’être exemplaire. En témoignent les résultats saisissants obtenus par le Portugal dans sa lutte contre les drogues.

Le modèle portugais attire l’attention internationale. Adoptée en 1999, la nouvelle stratégie nationale sur les stupéfiants comprend une mesure phare. Depuis 2001, l’achat, la possession et la consommation personnelle de drogue ne sont plus des crimes. Cette politique singulière trouve ses racines dans l’histoire du pays: après des années de dictature, les frontières s’ouvrent en 1973. Le Portugal goûte alors à la liberté et à l’héroïne. Le pays devient un centre du trafic de drogue. Des politiques répressives sont mises en œuvre, sans parvenir à freiner l’explosion de la consommation. À la fin des années 1990, la lutte contre la toxicomanie devient la priorité nationale: le soutien est préféré à la sanction des usagers. Et les résultats sont excellents.

La Suisse affichait en 2021 un taux de décès liés à la toxicomanie de 0.89 pour 1000 habitants, largement supérieur à la moyenne européenne et portugaise, selon les chiffres d’Eurostat. Ce décalage illustre l’importance d’adopter des politiques orientées vers le soin et la prévention afin d’endiguer les effets mortels de la dépendance. Cette situation ternit la réputation du modèle des quatre piliers, qui faisait autrefois la fierté de la Suisse.

Dépénalisation et réhabilitation

La consommation de stupéfiants est punissable d’une amende de 100 à 300.-, voire d’une peine pécuniaire ou privative de liberté en Suisse. Au Portugal, la consommation et la détention de drogues étaient passibles de peines de prison avant l’adoption de la loi de 2001. Celle-ci n’abroge pas les sanctions pour possession de stupéfiants, mais les reclasse comme infractions administratives plutôt que pénales. La politique de dépénalisation a changé la représentation du consommateur: de criminel, il est devenu un individu nécessiteux d’une aide spécialisée.

La peine privative a été remplacée par la participation obligatoire à une formation encadrée par les Commissions pour la dissuasion de la toxicomanie. Établies au niveau régional et composées d’un avocat, d’un travailleur social et d’un professionnel de santé, elles évaluent avec l’auteur les motivations et les circonstances de l’infraction. Elles sont dès lors habilitées à imposer diverses sanctions, telles que des travaux d’intérêt général, des amendes ou encore la suspension d’une licence professionnelle. L’intervention auprès des consommateurs a ainsi été réorientée vers les domaines de la prévention, des soins et de la réinsertion sociale. Ce sont près de 40 000 individus toxicodépendants qui ont depuis été réhabilités.

Évolution de la consommation au Portugal et perspectives pour la Suisse 

Les effets de la réforme ne se manifestent pas immédiatement: les enquêtes menées après 2001 illustrent un phénomène en deux phases. Dans un premier temps, une augmentation des usages est rapportée, potentiellement en lien avec une libération de la parole. Par la suite, les données indiquent un recul général des pratiques. Bien que l’héroïne ne soit pas la drogue enregistrant la baisse la plus spectaculaire, son recul reste significatif, d’autant qu’elle est historiquement liée aux overdoses. Entre 2016 et 2017, la consommation annuelle de cette drogue a diminué, touchant désormais moins de 0,1 % de la population.

La dépénalisation peut faire craindre à un scénario catastrophe mais c’est au long terme que ses bénéfices s’observent. Les résultats suggèrent des changements durables dans les comportements des usagers, entérinant l’efficacité du modèle portugais.

“Il faut sortir les consommateurs de la situation dans laquelle la drogue les a mis”, confiait Ruth Dreifuss au micro de la RTS en octobre dernier. Pour l’actuelle membre de la commission globale de politique en matière de drogues, le modèle suisse a atteint ses limites. Un cinquième pilier offrant logement et travail doit être envisagé. La répression n’est pas la priorité. De plus, à l’instar des autorités portugaises, Ruth Dreifuss est favorable à une dépénalisation des drogues: les personnes toxico-dépendantes sont avant tout des humains dans le besoin.

Par Pauline Cavin & Raquel Alonso
Ce travail journalistique a été réalisé pour le cours « Publication, édition et valorisation numérique », dans le cadre du master en journalisme de l’Académie du journalisme et des médias (AJM) de l’Université de Neuchâtel.

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