La taxe rose en Suisse, c’est quoi ?

Une serviette hygienique est visible sur une barriere lors de la Greve nationale des femmes ce vendredi 14 juin 2019 a Lausanne. (KEYSTONE/Jean-Christophe Bott)

Quelle est la différence entre la litière pour chat et les serviettes hygiéniques ? La litière est considérée comme un produit d’usage quotidien, comme les denrées alimentaires, les livres ou encore les médicaments. Or, ce n’est pas le cas des serviettes hygiéniques, représentant pourtant des produits de première nécessité dans le quotidien d’une femme. Pourquoi une telle distinction ?

D’où vient cette différence ?

Cette différence tire son origine dans la législation suisse, spécifiquement dans la loi sur la TVA. Les produits d’hygiène féminine sont aujourd’hui taxés à 7.7% et non au taux réduit de 2.5%, qui correspond aux produits d’usage quotidien susmentionnés. Cela se traduit concrètement dans la vie de tous les jours par des prix plus élevés. Comme quoi, en Suisse, la loi semblerait accorder plus de considération pour les félins que pour les femmes… 

Le montant estimé des dépenses liées au simple fait d’être une femme s’élève à à plus de cent francs par mois. ©Keystone ATS

Mais cette taxe n’est pas réservée uniquement aux serviettes hygiéniques. Elle concerne aussi les tampons ou les coupes menstruelles par exemple. Dans le commerce, lorsque les femmes passent à la caisse, l’addition est souvent plus salée que pour leurs consorts masculins : déodorants, rasoirs, coupes de cheveux ; dans plusieurs catégories de biens de consommation et de services, une femme paie plus cher en comparaison d’un homme. Ce phénomène global et mondial, qualifié de “taxe rose”, en anglais « pink tax » ou « women tax », désigne plus largement une différence de prix entre les produits et services pour les hommes et pour les femmes. 

Une lutte contre cette discrimination a vu le jour dans le monde entier via des manifestations et des mouvements comme la grève des femmes. En Suisse, diverses personnalités politiques sont également montées au créneau pour tenter de réduire cet écart de prix et surtout réduire la taxe de 7.7%. C’est notamment le cas de Jacques-André Maire, ancien conseiller national neuchâtelois qui a soumis une motion en 2019 pour faire modifier la loi. Celle-ci a été acceptée par les chambres fédérales, comme le relève Arcinfo le 30 septembre dernier. 

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Alors, qu’impliquera concrètement le projet de loi qui vise à supprimer la taxe rose en Suisse dès 2023 ?

La première proposition de loi déposée en 2016 par l’ancien conseiller national socialiste Jacques-André Maire visait à modifier l’article 25 de la loi sur la TVA pour que les produits d’hygiène corporelle de base bénéficient du taux réduit de TVA, taux situé à 2,5%. En effet, parmi les produits ne bénéficiant pas de ce taux réduit, on retrouve notamment le papier hygiénique, les tampons hygiéniques, les langes pour enfants ou personnes âgées et le savon, qui sont pourtant des produits indispensables pour certaines catégories de la population.

Le Conseil Fédéral avait refusé cette proposition en 2018. Ses arguments mettaient en avant la difficulté qu’il y aurait à établir une nouvelle liste de produits, mais aussi une perte potentielle de l’ordre de 50 millions de francs pour les caisses fédérales. Le conseiller fédéral Ueli Maurer a notamment déploré une motion « trop large ». Cette proposition a alors été balayée par 145 voix contre 49 au Conseil National et aucune femme de droite n’a soutenu le projet, ce qui a choqué les associations féministes.

Jacques-André Maire (au centre) et des militants manifestent pour une baisse de la taxation des produits d’hygiène féminine en Suisse en 2019. ©Keystone ATS

La même année, Jacques-André Maire retente sa chance et dépose une nouvelle motion qui demande cette fois-ci un taux réduit uniquement pour les protections hygiéniques, dénonçant au passage cette fameuse « taxe rose ». La question de la considération féminine dans la société étant revenue sur le devant de la scène, « certains oseront peut-être moins s’opposer », espère alors le socialiste. Son obstination est alors récompensée. Le Conseil fédéral accepte cette proposition en 2019. Le taux de TVA passera ainsi de 7.7% à 2.5 pour cette catégorie précise de produits. Le changement s’appliquera à toutes les protections hygiéniques (tampons, serviettes, coupes et éponges menstruelles ainsi que les dispositifs analogues). Cette mesure entrera en vigueur début 2023 au plus tôt et il aura donc fallu 4 ans et demi pour que la démarche aboutisse. Celle-ci permettra de réduire l’impact de la taxe rose en Suisse.

10 à 15 millions de francs sur un total de 22 milliards, soit une diminution de 0,5 pour mille. Ce n’est rien du tout.

Jacques-André Maire

Mais cette modification de la loi ne fait pas l’unanimité. Les opposants, issus majoritairement des partis conservateurs de droite, formulent plusieurs critiques à son égard comme l’inégalité qu’elle impliquerait face aux produits d’hygiène masculine mais aussi la jungle d’exceptions que cela engendrerait. Pour le conseiller aux États PLR zurichois Ruedi Noser, une nouvelle exception à la TVA n’était pas nécessaire. Il propose l’introduction d’un taux unique, inférieur et uniforme pour tous les produits. Finalement, cette baisse du taux de TVA a un coût, nuancé toutefois par son instigateur : « 10 à 15 millions de francs sur un total de 22 milliards, soit une diminution de 0,5 pour mille. Ce n’est rien du tout », juge Jacques-André Maire.

Existe-il vraiment une différence de prix pour un même article en fonction des sexes en Suisse ?

Nous avons mené l’enquête en nous rendant dans un grand supermarché suisse et le constat est sans appel. Prenons le déodorant, produit de base utilisé par tout un chacun. Une grande marque de cosmétique suisse propose un déodorant de sa gamme destiné à la gent masculine, de couleur bleue, au prix de CHF 8.50.-. La même marque vend également un déodorant de cette gamme, conçu cette fois pour les femmes, de couleur rouge-rosée, au prix de CHF 9.50.-, soit un CHF 1.- de plus pour un produit identique. Des constatations semblables peuvent être observées pour les mousses à raser, bien plus chères dans les rayons féminins et avec un choix restreint en comparaison de celles pour hommes. Ce sont des exemples flagrants de la manière dont la taxe rose se déploie également dans le commerce en Suisse.

Qu’en est-il de la situation dans les cantons helvétiques ? 

En Suisse, plusieurs cantons ont décidé de s’engager pour lutter contre cette taxe rose en proposant la gratuité de certains produits hygiéniques. Le canton du Jura fait figure d’exemple, en s’imposant comme précurseur. En avril dernier, sous l’impulsion du Parlement jurassien, des distributeurs de serviettes hygiéniques gratuites ont été installés dans les établissements scolaires ; une première en Suisse. Toutefois, la commune bernoise de Tavannes avait déjà pris les devants en acceptant en 2020 la mise à disposition gratuite de protections périodiques dans les écoles. 

Dans le reste du pays, certaines communes vaudoises ont suivi le pas. Le canton de Genève, lui, se penche actuellement sur la question. Quant aux autres cantons, aucune mesure n’est prévue pour l’instant. Certains affichent même une attitude plutôt conservatrice, comme le canton de Lucerne notamment, qui a carrément refusé le déploiement de tels dispositifs. Selon l’exécutif du canton, une telle mesure créerait une inégalité entre les établissements. Bien que l’idée de protections hygiéniques gratuites fasse son chemin, le débat ne fait que commencer. 

Une collégienne se sert gratuitement d’un tampon hygiénique à un distributeur installé dans les toilettes d’une école vaudoise. ©Keystone ATS

Et dans les autres pays, on en est où ?

L’Australie, l’Afrique du Sud, le Canada, ou encore l’Inde ont aboli complètement toutes les taxes de vente sur les serviettes hygiéniques et les tampons, après de nombreuses mobilisations de la population contre la taxation des produits périodiques. Ils ne sont pas les seuls ; Statista dresse, dans l’infographie ci-dessous, la liste des pays qui ont supprimé la taxe rose. La Colombie et le Rwanda ont rejoint cette liste en 2020. Le Kenya, avait déjà abandonné sa taxe de vente sur les produits hygiéniques féminins en 2004 en allouant des millions à la distribution de serviettes hygiéniques dans les écoles afin d’augmenter la fréquentation des filles. L’initiative a été saluée mais des commentaires ont été faits sur la légitimité de la suppression complète de cette taxe face aux autres produits quotidiens, toujours taxés.

En Hongrie, les serviettes hygiéniques sont taxées à hauteur de 27%, comme la bière et les cigarettes. ©Statista.com

Pourtant, de nombreux pays n’ont pas encore abaissé leurs taux d’imposition sur les produits d’hygiène menstruelle, la Hongrie affichant le taux le plus élevé avec 27%. Plusieurs pays scandinaves, qu’ils soient membres de l’Union Européenne ou non, taxent à environ 25 %. C’est le cas de la Suède, comme le montre cette première infographie. La Grèce, quant à elle, a même augmenté sa « taxe sur les tampons » à 23 % dans le cadre des mesures d’austérité du pays, selon Eurostat.

Ainsi, en Europe plus précisément, les pays qui ont les taux de taxe rose les plus élevés sont les pays scandinaves, la Grèce, la Lettonie, la Croatie ainsi que la Hongrie, qui ont des taux supérieurs à 20%, comme le souligne la carte ci-dessous. 

L’Irlande est le seul pays européen à n’appliquer aucune taxe sur les produits d’hygiène féminine, et ce depuis son entrée dans l’UE en 1973. ©Statista.com

L’Union Européenne plus généralement a assoupli ses pratiques en 2007 pour permettre aux pays membres d’introduire un taux réduit voire nul, en leur laissant le choix. Cette directive communautaire leur permet seulement de réduire la taxe sur les serviettes et les tampons hygiéniques à hauteur de 5 %. Par exemple, la France a alors réduit cette taxe de 20% à 5,5% en 2015. Seule l’Irlande a aboli complètement la taxe rose au sein du pays.

D’autres changements seraient à venir en Europe. Le gouvernement espagnol a en effet décidé en 2019 que la taxe rose passerait à l’avenir de 10 à 4 %, un taux spécial appelé “super réduit”. Le Royaume-Uni serait quant à lui bien décidé à abroger complètement cette taxe.

On constate donc que la Suisse, malgré son statut de pays développé, est à la traîne face à d’autres pays tels que le Kenya ou l’Irlande. Mais en comparaison avec certains de ses voisins européens, elle reste dans la course à travers l’approbation de la réduction de la taxe rose, au vu du projet de loi explicité précédemment dans ce rapport.

Un premier pas

La situation dans notre pays est loin d’être optimale. Encore trop largement banalisée, voire méconnue, la taxe rose représente pour les Suissesses un réel poids moral lié à la discrimination, mais également pécunier. Selon un calcul de la RTS, le surcoût engendré pour une femme par la taxe rose est de CHF 1200.- par année. Le magazine Bilan estime même que ce montant atteindrait CHF 130’000.- pour 40 ans de vie active d’une femme. La modification de la loi sur la TVA est encourageante pour la lutte contre la taxe rose en Suisse, mais il ne s’agit finalement que d’une première étape. Des inégalités existent aussi pour des services tels le pressing ou le coiffeur, mais aussi dès le plus jeune âge pour les jouets qui, parfois, sont plus chers pour les filles que pour les garçons. 

Ce premier pas a nécessité obstination et patience ; deux valeurs indissociables du combat mené par les partisan·e·s pour l’égalité tant le gouvernement semble encore peu réceptif à cette cause. A défaut, l’impulsion pourrait peut-être venir du milieu économique si les entreprises adaptent leur tarification à l’évolution des moeurs de la société du 21ème siècle. 

>>> Pour un moment plus interactif :

Ce travail journalistique a été réalisé pour le cours “actualité: méthode, culture et institutions”, dans le cadre du master en journalisme de l’Académie du journalisme et des médias (AJM) de l’Université de Neuchâtel.

Par Inès Bartlome, Emmanuel Bessadet, Leticia Buenzod et Maxime Crevoiserat

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