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La ruée vers le fond

Nautilus

Comment traiter d’un sujet à controverse en tant que journaliste scientifique? La prospection minière des fonds marins, l’un des sujets discutés lors de la Conférence mondiale des journalistes scientifiques cette semaine à Lausanne, illustre ce pari.

Si l’exploitation des fonds océaniques est considérée par ses adeptes comme la solution à la transition énergétique, il n’en demeure pas moins que la technologie employée détruit purement et simplement les écosystèmes sur lesquels elle opère. Le rôle des journalistes pour rendre compte de ce paradoxe est donc essentiel.

Les matériaux extraits des planchers océaniques, et notamment les nodules polymétalliques contenant du cuivre, cobalt, manganèse ou encore du nickel, sont censés soutenir la production de batteries utiles tant aux smartphones qu’aux voitures électriques, pour ne citer que ces objets du quotidien. Ainsi, la question écologique vient frapper de plein fouet celle du développement technologique de nos sociétés.

Nodule de manganèse collecté en 1982
dans le Pacifique
Wikimédia Commons

L’information au public est donc indispensable, ce d’autant plus que l’exploration minière sous-marine profite d’une réglementation lapidaire concernant les eaux territoriales. Les pays font donc ce qu’ils veulent de leur plancher océanique. En revanche, les fonds des eaux internationales constitue un bien commun de l’humanité et leur exploration ainsi que leur exploitation sont soumises à la régulation de l’Autorité internationale des fonds marins, organe créé par l’ONU qui gère ce patrimoine océanique.

Communiquer ou informer?

S’agissant d’un thème particulièrement complexe situé à l’intrication des problématiques techniques, économiques, écologiques et sociétales, la prospection minière des fonds marins offre donc du grain à moudre aux journalistes.

Angela Posada-Swafford est journaliste scientifique et environnemental, auteur de livres scientifiques pour enfants et formatrice. Dans le cadre du World Conference of Science Journalists, elle a modéré une conférence mardi 2 juillet pour laquelle elle a fait venir deux dirigeants de l’industrie minière, une porte-parole de l’Autorité internationale des fonds marins (ISA) et un océanographe ayant participé à l’exploration scientifique des planchers marins.

Intitulée: “La nouvelle ruée vers l’or: perspectives et controverses dans l’exploitation minière des grands fonds marins”, la conférence s’annonçait pleine de promesses:

Un groupe de dirigeants de l’industrie minière des fonds marins (…) offrira des pistes aux journalistes souhaitant couvrir un domaine émergent qui ne manquera pas de fournir une riche source d’histoires.

Cette assertion interroge toutefois sur la limite entre la communication et l’information au public, d’autant plus que le sujet est soumis à controverse. En effet, pourquoi les entrepreneurs miniers seraient les seuls à fournir “des pistes”?

Et il n’y a pas eu de surprise quant aux contenus de la présentation. Chaque intervenant a fait un exposé plutôt descriptif. Gerard Barron, CEO de DeepGreen, a détaillé les enjeux de la transition énergétique à laquelle seule l’extraction minière serait à même de répondre. Il a tenu en main un nodule de manganèse tout le long de sa partie. Katie Elles, porte-parole de l’ISA, a explicité le rôle de l’organisation. Kris Van Dijen, directeur de DeMe, a fait un compte-rendu concis des investissements et des avancées en matière technologique. Et enfin, Daniel Jones, a parlé de ses recherches sur l’impact de l’extraction minière sur les fonds marin et a présenté l’écosystème des planchers océaniques.

Aucune critique n’a été émise, ni entre les panélistes, ni de la part du parterre de journalistes, lesquels n’ont pas pu poser de questions pour des raisons de timing. Les informations ainsi recueillies par les professionnels des médias présents se sont apparentés d’avantage à la collecte de renseignements issus d’une campagne de communication plutôt que de l’exposition d’une controverse, telle que promise, pourtant, par l’intitulé.

L’objectivité et les opinions

Cependant, pour Angela Posada-Swafford, la nécessité de sortir des énergies fossiles ainsi que la baisse des émissions de dioxyde de carbone sont sa motivation majeure. Et informer correctement le public sur l’une des options possibles justifie la mise en avant l’extraction minière. Si les intervenants étaient peu diversifiés, ils étaient néanmoins parfaitement compétents et fiables.

L’océanographe Daniel Jones, du Centre national d’océanographie anglais était l’un des orateurs de la conférence. Il déplore que le choix des intervenants soit si pondéré, et pour sa part, il “considère [son] rôle comme étant d’objectivité scientifique, essayant de présenter les preuves sans les opinions.”

Certes, les opinions expriment une position personnelle. Mais pourquoi ne pas réagir lorsqu’un champ océanique de nodules de manganèse possédant un riche écosystème est appelé “le plus grand désert du monde” par Gerard Barron, de la société minière DeepGreen? Daniel Jones estime qu'”employer un terme tel que ‘désert’ est fallacieux. La plaine abyssale paraît hétérogène, diversifiée et sensible aux perturbations. C’est aussi l’une des dernières grandes régions sauvages (presque) vierges du monde”.

Un point de vue conséquemment basé sur des faits scientifiques, mais qui n’auront pas pu être débattus, au grand dam de Maria Bolevich, journaliste freelance dans les domaines de la protection de l’environnement, la santé ou le comportement animal. Celle qui écrit notamment pour New Scientist, Hakai Magazine, ou encore SciDev, se tient à distance des opinions: “Je n’aime pas partager publiquement mon opinion et écrire plus tard à ce sujet d’une manière complètement différente. Ce n’est pas bien. Je veux que les gens aient confiance en la science et qu’ils aient l’esprit ouvert”.

Marche forcée vers le progrès

Maria Bolevich estime encore “que la meilleure option est de penser aux possibilités et aux solutions et de ne pas essayer de s’en tenir à un côté de l’histoire….” Un avis parfaitement partagé par Angela Posada-Swafford qui, comme elle l’a évoqué dans la première vidéo: “il ne suffit pas de rapporter les choses en noir et blanc, mais il faut le faire avec toute les nuances de gris”. Toutefois, le fait est qu’à un moment donné de l'”histoire”, il faut prendre une décision. Dans le cadre de l’extraction minière, celle-ci doit intervenir dans la décennie à venir.

En raison du manque de diversités d’opinions lors de cette conférence, l’extraction minière des fonds océaniques apparaît comme une marche forcée vers le progrès. Elle stipule que pour conserver notre niveau de vie tout en réduisant les émissions de CO2 si néfastes, elle est la seule solution. Gerard Barron a même dit que “le recyclage est une illusion”.

Or, un contradicteur aurait pu, par exemple, opposer la problématique de la production et de consommation de masse, qui incite à recourir à toutes les ressources naturelles, et jusqu’aux fonds marins pour satisfaire cet aspect. C’est la question que nous avons posé à Angela Posada-Swafford:

La société ne peut-elle vraiment pas se passer de l’air conditionné comme le déclare Angela Posada-Swafford? Voici une opinion, et non un fait exploré scientifiquement. Elle est légitime cependant, et même si elle ne semble pas intéresser directement la problématique de l’extraction minière, elle montre bien que la question déborde des questions scientifiques pour toucher aux questions sociales, au travers du prisme environnemental.

Dans ce contexte, le traitement médiatique d’un sujet à controverse conduit à une sophistication extrême où le journaliste scientifique est amené à faire le funambule. Et pour bien traverser le fil, celui-ci doit être bien tendu, entre le noir et le blanc. L’organisation de la conférence sur cette nouvelle ruée vers l’or le démontre: traiter une controverse nécessite d’avoir des contrevenants.

Crédit photo: Nautilus

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