Congé paternité: la dominance du prisme économique

La Suisse se prononcera l’automne prochain sur l’introduction d’un congé paternité. Le débat sur le sujet révèle la particularité du fonctionnement de la politique sociale helvétique. Fédéralisme oblige, les avancées en la matière prennent du temps. Elles sont aussi presque toujours articulées autour du prisme économique. Éclairage.

Les pères suisses bénéficieront peut-être bientôt d’un congé paternité. C’est le sujet des prochaines votations, le 27 septembre 2020. Mais qu’entend-on exactement par congé paternité? Il s’agit d’un congé légal qui permet aux jeunes pères de s’absenter de leur travail tout en étant payé, et avec la garantie de retrouver leur emploi à la fin du congé. C’est en quelque sorte l’équivalent du congé maternité pour les pères.

Actuellement en Suisse, le congé paternité n’est pas inscrit dans le droit fédéral. À la naissance d’un enfant, les pères peuvent uniquement faire valoir leur droit à des jours de congé usuels. Dans la réalité, certains secteurs accordent déjà un congé paternité à leurs salariés mais aucune loi n’oblige pour l’heure les employeurs à le faire.

La votation de cet automne portera sur un congé paternité de deux semaines, devant être pris obligatoirement dans les six mois suivant la naissance de l’enfant. Alors que la Suisse compte parmi les derniers des classements européens sur ce sujet, le débat concernant l’instauration d’un congé paternité perdure depuis des années dans le pays.

Nombre de jours de congé paternité en Europe (mai 2016)

La longue épopée du congé paternité

 

Tout le monde semble s’accorder sur le mode de financement du congé paternité. L’idée serait de recourir aux APG, financées par les employeurs, les employés et l’État, comme c’est actuellement le cas pour le congé maternité.

Des considérations économiques avant tout

Dans les discussions autour du congé paternité, très peu de place est laissée au débat idéologique. La question est avant tout de trouver comment préserver l’économie, les coûts d’une telle réforme étant estimés élevés. Cet aspect est lui aussi représentatif des débats politiques autour des assurances sociales en Suisse.

Au micro de la RTS en 2018 la chercheuse en sciences sociales Isabelle Valerino, expliquait que des politiques familiales avancent plus vite que d’autres lorsque leur impact sur l’économie est plus directement positif. C’est par exemple le cas de l’accès aux crèches. En ce qui concerne le congé paternité, il est avant tout question de coûts et de retombées indirects.

Par coûts indirects, on entend notamment l’impact du congé paternité sur la productivité de l’entreprise, les potentiels frais d’organisation additionnels ou encore les heures supplémentaires nécessaires pour compenser l’absence d’un nouveau père.

Économistes et employeurs s’accordent sur la difficulté à estimer ces coûts avant l’entrée en vigueur de la mesure. D’autant qu’ils varient d’une entreprise à l’autre, rendant toute tentative de généralisation délicate.

Le congé paternité aurait aussi des retombées économiques indirectes positives, ont fait valoir les initiants: une productivité accrue, moins de jours de maladie grâce à plus de repos des parents, des conditions de travail plus attractives, ou encore des interruptions de travail plus courtes pour les mères. Là encore, pas de chiffres précis.

La durée du congé, objet de toutes les discordes

Le débat tend alors à se concentrer sur le coût direct d’un éventuel congé, c’est-à-dire l’argent à dépenser pour maintenir les salaires. Dans ce calcul, un facteur déterminant: la durée du congé.

Lancée par 180 associations, l’initiative de juillet 2017 proposait un congé de quatre semaines pour le père. Coût estimé: 420 millions de francs. Trop cher pour le Conseil fédéral, qui a proposé un contre-projet avec deux semaines de moins, estimé à 230 millions.

Or pour Forum PME, les coûts globaux du congé de deux semaines, coûts indirects compris, seraient de 672 millions à 1,12 milliard de francs. La commission d’experts extraparlementaires exige donc un examen plus approfondi des coûts indirects.

“Si on veut faire des calculs, il faut les faire juste!”, rétorque le comité d’initiative, qui dénonce un calcul omettant les recettes indirectes. “La question reste avant tout politique. On ne peut pas y répondre par une analyse déformée des coûts et bénéfices,” conclut-il.

À droite aussi, l’idée séduit

Au delà de la guerre des chiffres, donc, le référendum montre la diversité des opinions. On aimerait peut-être pouvoir scinder la Suisse en un duel simpliste: la gauche et les milieux sociaux contre la droite et les milieux économiques. La réalité est plus nuancée. Les positions varient d’un groupe à l’autre, parfois au sein même des partis.

Pour les référendaires, créer une aide sociale supplémentaire n’est pas une priorité. Dans l’émission Forum, Roland Büchel (UDC/SG) disait vouloir assurer en priorité le financement des aides sociales existantes, AVS et AI en tête. “Tous les pays en Europe ont ce congé sauf le nôtre. Mais où est-ce que les gens ont du travail et des bons salaires? C’est en Suisse, parce que l’on n’exagère pas avec des projets comme celui-là”.

Mais un Röstigraben se dessine au sein du parti agrarien. La plupart des sections cantonales romandes soutiendront le congé paternité de deux semaines – ou ne soutiendront pas le référendum, selon les formulations.

La présidente de la section genevoise et conseillère nationale Céline Amaudruz juge que la mesure “va de pair avec l’évolution de la société”. D’autres vont plus loin: le président de l’UDC vaudoise Kevin Grangier a soutenu l’initiative de quatre semaines, tandis que l’UDC du Valais romand est favorable à un congé parental.

Le PLR proposait 16 semaines, mères et pères confondus

On a vu des dissonances similaires au PLR. Début 2018, le parti rejette l’initiative des 20 jours de congé paternité. En contrepartie, il propose un congé parental de 16 semaines à répartir librement entre les deux parents, agrémenté d’allègements fiscaux pour les familles.

Le projet du PLR sera balayé par le Parlement au profit du contre-projet de dix jours. Malgré l’échec de son parti sur le papier, Isabelle Moret (PLR/VD) s’est réjouie dans Forum: “Actuellement, le congé paternité c’est un jour, ici on passe à dix jours. Il y a peu de projets sociaux en Suisse où l’on multiplie par dix d’un coup.”

L’idée fait son chemin à droite. Et cela n’a pas échappé à Kathrin Bertschy (Vert’libéraux/BE), co-présidente d’Alliance F, qui fait partie du comité d’initiative. “Même de nombreux hommes des partis bourgeois se sont rendu compte que l’égalité n’était pas réalisée”, dit-elle dans un article du Temps.

L’horizon du congé parental

Les partisans du congé paternité ont-il un boulevard devant eux? Pas sûr. La gauche peine à accorder ses violons. D’autant que certains ont un autre cheval de bataille: un congé parental beaucoup plus conséquent.

Au début de la session, Irène Kälin (Verts/AG) avait proposé un congé parental d’un an. Pour elle, “la Suisse est un pays en voie de développement en matière de politique familiale”. La formule sera reprise par le syndicat Syna. Chiffré à 3,8 milliards et soutenu par la présidente des Vert’libéraux, Isabelle Chevalley, le projet a été débouté en commission parlementaire.

Mathias Reynard (PS/VS) avait quant à lui proposé un congé parental de 38 semaines. Coût estimé: 2.5 milliards. Là encore, le projet a été rejeté par le Parlement. Au micro de la RTS, le Valaisan n’a pas caché sa déception: “Dans les pays de l’OCDE, la moyenne est de 54 semaines données aux parents. Aujourd’hui on est à quatorze semaines, on passerait à seize. C’est un projet extrêmement modeste”. Reste que le congé parental a un bémol majeur: dans les pays où il existe, c’est encore souvent les femmes qui renoncent le plus à leur temps de travail.

La gauche a malgré tout salué l’acceptation du contre-projet de deux semaines du Conseil fédéral par le Parlement. Bien que pour beaucoup, il ne s’agisse que d’un compromis intermédiaire. À droite aussi, certains parlent d’un premier pas vers plus d’égalité. Au journal télévisé de la RTS, Nathalie Fontanet (PLR/GE) a salué une décision “en écho à l’évolution de la société et des mentalités. Les pères aussi ont changé. Ils ont envie de s’investir dans la vie de leurs enfants.”

Mais ces pères devront peut-être patienter; l’aboutissement du référendum rebat les cartes. Et même si selon les sondages, la population est favorable à un congé paternité, rien ne garantit que cette opinion ressortira vainqueur dans les urnes cet automne.

 Par Isabel Ares, Cécile Détraz et Lucas Philippoz

Ce travail journalistique a été réalisé pour le cours « Actualité: méthode, culture et institutions » dans le cadre du master en journalisme de l’Académie du journalisme et des médias (AJM) de l’Université de Neuchâtel.

 

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