Les vidéos de vulgarisation scientifique ont envahi le web. Derrière certaines chaînes à succès, des scientifiques, qui ont décidé de se passer des intermédiaires traditionnels pour partager leur savoir au grand public. Un exercice aux frontières des codes journalistiques.
Lê Nguyên Hoang est mathématicien, d’abord, youtuber, ensuite. Depuis 2016, il anime une chaîne Youtube “Science4All” consacrée aux maths appliqués, à la physique et aux sciences en général. Une initiative née de l’envie de partager sa passion : “J’aime parler de mathématiques, mais j’aime parler aux gens surtout. Youtube c’est un moyen pour moi de parler des sciences de manière enthousiaste et accessible.”
Et ça marche. Certaines chaînes de vulgarisation scientifiques atteignent des millions d’abonnés. “Youtube va devenir le nouveau Wikipédia, au format vidéo”, estime même Lê Nguyên Hoang, considérant que la plateforme est d’ores et déjà le deuxième moteur de recherche mondial, derrière l’incontournable Google.
Rendre compréhensible des sujets complexes, un objectif commun pour ces adeptes du web et les journalistes scientifiques. Une démarche similaire qui va de la recherche d’informations à la narration d’histoires, souvent face caméra, mais qui ne répond pas pour autant aux mêmes exigences de part et d’autre. Journalistes et youtubers ont confronté leur vision de la vulgarisation scientifique dans le cadre d’une session du Congrès mondial des journalistes scientifiques (WCSJ).
Le fact-checking, matière à interprétation
“Les youtubers ne sont pas autant attachés à l’actualité que les journalistes. Que ce soit pour expliquer des choses complexes ou des éléments du quotidien, il n’y a pas forcément de lien avec l’actualité. Ça nous donne beaucoup de liberté pour parler de n’importe quel sujet”, explique Lê Nguyên Hoang. Parler de tout, à n’importe quel prix ? “Parfois, je mens sur ma chaîne Youtube”, concède le mathématicien, avant d’expliciter sous les regards sceptiques de la salle. “Quand j’aborde des questions philosophiques, ou des sujets très débattus sur le plan scientifique, c’est difficile. Même si j’ai ma propre vision sur certains sujets, je m’efforce toujours d’exposer les arguments et les raisonnements sous-jacents. Mais je ne m’astreins pas forcément à être rigoureux tout le temps. Des fois je mens pour simplifier les choses, toujours dans l’objectif de pousser les gens à réfléchir.”
Simplifier est-ce mentir ? Une question qui interroge également la pratique journalistique. “C’est parfois un combat, en tant que journaliste, et encore plus en tant que femme journaliste sans bagage scientifique : il faut sans cesse défendre l’intérêt de la vulgarisation auprès des scientifiques”, estime Marie Maurisse, journaliste freelance. Comprendre par là que si les scientifiques sont attachés à l’exhaustivité, les journalistes plaident pour la clarté. Une dichotomie à laquelle Viviane Lalande, youtubeuse dont la chaîne Scilabus décortique les énigmes du quotidien, se refuse. “On ne peut pas généraliser à tous les Youtubers, mais moi je revendique mon identité de scientifique. Avant de faire une vidéo, je lis beaucoup de papiers sur le sujet qui m’intéresse. Même si je crois maîtriser le sujet, je demande systématiquement à un expert de relire mon script. Je suis très attachée à l’approche rigoureuse des sciences.”
Source d’inspiration ?
“Certaines chaînes de télévision contactent des youtubers pour savoir comment exister sur le web”, explique Joachim Allgaier, chercheur en sociologie des médias à l’Université d’Aachen, en Allemagne. C’est que si les Youtubers excellent dans un domaine, c’est bien dans l’interaction avec leur communauté. Ainsi, Science4All mise sur “une haute interactivité, dixit Lê Nguyên Hoang. Certaines vidéos sont pensées en épisodes. Dans le premier je pose une énigme, à laquelle de nombreux internautes m’envoient une suggestion de réponse.” Un succès que Joachim Allgaier explique aussi par “la diversité dans les sujets, et l’humour, qui font grimper l’audience.”
“Audience”, le mot-clé est lâché. Dans le monde de Youtube comme ailleurs, elle est d’autant plus essentielle qu’elle est synonyme de rendement direct. La plateforme rémunère les vidéos en fonction du nombre de vues. Les internautes peuvent aussi contribuer en faisant une donation sur des plateformes comme Tipeee, sorte de “pourboire à destination des créateurs du web”. Reste que l’essentiel des revenus des youtubeurs à succès s’appuie aujourd’hui sur les placements de produits ou sur les contenus sponsorisés. De quoi faire grincer des dents la déontologie journalistique.