La Suisse accueillera l’Euro féminin en 2025, mais le pays est encore loin d’être exemplaire en ce qui concerne les revenus des footballeuses. Rencontre avec des joueuses de Servette Chênois, leader du championnat.
Même au sein du Servette Chênois, actuelle meilleure équipe du championnat suisse et vainqueur de la Coupe la saison dernière, les professionnelles doivent jongler avec des études ou des emplois à temps partiel. Si le football féminin a gagné en exposition ces dernières années, les moyens demeurent restreints en Suisse, qui comme un symbole, vient d’allouer quatre petits millions au budget de l’Euro féminin 2025, contre 80 pour l’édition masculine de 2008.
Les salaires versés aux footballeuses de l’Axa Women’s Super League, bien qu’en hausse, demeurent eux aussi modestes, et rarement suffisants pour vivre dans le pays. En effet, les signataires du premier contrat «non-amateur» du Servette Chênois touchent entre 500 francs par mois hors primes, et 4000 au maximum. Les joueuses se voient donc contraintes financièrement de toujours maintenir un pied hors des terrains.
Une évolution insuffisante
Sandy Maendly fait partie des premières joueuses suisses à avoir priorisé sa carrière sportive. D’abord footballeuse internationale, elle est aujourd’hui directrice sportive du Servette Chênois. Au fil des années, elle a vu certaines conditions s’améliorer. «A mon époque, quand j’ai commencé, il n’y avait ni défraiement ni prime de match, alors que maintenant c’est monnaie courante», remarque la femme de 36 ans. Elle s’est vue contrainte d’enchaîner les petits boulots à côté du foot, son salaire ne suffisant pas pour subvenir à ses besoins.
La plupart des clubs ne paient pas suffisamment pour vivre en Suisse.
Inês Pereira, gardienne du Servette Football Club Chênois Féminin
Elle souligne toutefois que le club travaille à permettre aux joueuses de se consacrer pleinement à leur sport. C’est aujourd’hui le cas d’Inês Pereira, sous contrat professionnel au club grenat. «Pour moi, ce n’est pas possible de faire deux choses à fond en même temps, je veux seulement jouer au foot», insiste la gardienne portugaise.
Mais cette dernière comprend que cette situation n’est pas envisageable pour toutes les footballeuses. «La plupart des clubs ne paient pas suffisamment pour vivre en Suisse», souligne-t-elle. En effet, le club prend en charge le logement de la gardienne à Saint-Julien, en France. Sans ce coup de pouce, il lui semble difficile de réussir à vivre uniquement du foot pour les Suissesses.
Penser l’après-football, une obligation féminine
En plus de devoir assurer leur fin de mois, demeure la nécessité pour les joueuses de préparer leur reconversion professionnelle, une fois la retraite sportive arrivée. Inês Pereira n’échappe pas à cette contrainte. Elle confie qu’une fois les crampons raccrochés, elle entamera un cursus universitaire ou se formera à une profession dans le monde du sport.
Plusieurs joueuses commencent leur carrière en suivant des études en parallèle. C’est notamment le cas de Maéva Clemaron, diplômée de l’Ecole nationale supérieure d’architecture de Saint-Etienne. Elle joue d’abord en tant que semi-professionnelle à l’AS Saint-Etienne en parallèle de son cursus académique. «Au fil de mes études, on m’a proposé différents contrats, et j’ai commencé à entrevoir la possibilité d’une carrière professionnelle», explique la numéro 21.
Une fois diplômée, elle se dédie totalement au foot pendant plusieurs années et signe en tant que professionnelle dans le club anglais de Tottenham, ainsi qu’en équipe de France. Malgré le fait qu’elle évolue au plus haut niveau, Maéva Clemaron confie avoir toujours gardé en tête l’architecture, sa reconversion en ligne de mire.
Elle s’établit finalement en Suisse, en signant au Servette Chênois en juin 2022, tout en prenant un emploi à 50% dans un bureau d’architecture au bout du lac. «Aujourd’hui et pour des années encore, les joueuses ne peuvent pas prétendre à des salaires mirobolants qui leur permettraient de ne pas travailler après le foot», souligne-t-elle.
Le choix cornélien entre football et université
«C’est triste de devoir choisir entre le foot et les études», regrette Maéva Clemarron. C’est pourtant sûrement ce que devra faire une de ses coéquipières, la jeune Laura Tufo. Milieu de terrain sous contrat au Servette Chênois, la joueuse est également en troisième année de médecine à l’Université de Genève. «Mes journées sont très chargées, et il y a forcément des moments de doute», témoigne l’étudiante.
Ses études s’accompagneront bientôt de stages pratiques, plus difficilement aménageables avec sa carrière dans le foot. La jeune femme arrive donc à la croisée des chemins. «On me dit qu’il faudra que je choisisse, que je ne pourrai pas toujours faire les deux. Je repousse constamment ce moment», soupire la numéro 2.
On me dit qu’il faudra que je choisisse entre le foot et les études, que je ne pourrai pas toujours faire les deux. Je repousse constamment ce moment.
Laura Tufo, joueuse au Servette Chênois
Si son cœur balance déjà pour sa passion de toujours, l’aspect pécuniaire la ramène à la dure réalité. «J’aimerais pouvoir choisir le foot, mais on ne peut pas en vivre», confie la joueuse de 22 ans. Vivant encore chez ses parents, elle n’a pas à s’inquiéter pour l’instant du loyer. Elle est toutefois consciente que même si elle privilégie le foot, elle devra tout de même travailler dans la médecine après sa carrière sportive, si ce n’est pendant.
«On ne touche pas des centaines de milliers par mois comme les hommes»
D’après Maéva Clémaron, la question de la reconversion se pose aussi pour leurs homologues masculins, mais sur une temporalité différente. «Les hommes se demandent plus tôt s’ils vont percer ou non. Entre 16 et 20 ans, ils connaissent déjà leurs perspectives de carrière», précise la française.
Elle indique que la carrière des femmes décolle souvent bien plus tard, jusqu’au milieu de la vingtaine. «On peut alors jouer jusqu’à nos 30 ans, mais au-delà de ça? En plus, on ne touche pas des centaines de milliers par mois comme les hommes.» Laura Tufo attribue cette différence de salaires au fait que pour l’instant, le football masculin engrange plus d’argent que le football féminin.
Elle espère qu’un jour ses coéquipières et elle pourront vivre uniquement du football. En attendant, elles ne lâchent rien et redoublent d’efforts sur le terrain. Elles le savent, il faudra encore du temps pour que leurs salaires soient à la hauteur de leurs aspirations sportives.
La Suisse, un pays à la traîne?
La Suisse semble en retard par rapport à ses voisins. La France, l’Espagne et l’Italie ont vu le football féminin se développer plus rapidement et possèdent plus de joueuses professionnelles. Les salaires de ces pays ont fait un bond assez net après la coupe du monde de 2019, passant par exemple de 8000€ à 37’000€ (7700 CHF à 36’000 CHF) pour la joueuse Kadidiatou Diani, comme l’indiquait Ouest-France en 2022. Autre développement à l’international, l’Italie a défini un salaire minimum pour les joueuses professionnelles, et les clubs espagnols ont négocié des congés maternité. En outre, durant la Coupe du monde, les inégalités selon les pays se sont rendues visibles par des protestations sur les réseaux sociaux et des boycott, notamment en Jamaïque et en Afrique du Sud.
Jean Friedrich, Joanne Habegger, Solène Monney
Ce travail journalistique a été réalisé pour le cours “Pratiques journalistiques thématiques” dans le cadre du master en journalisme de l’Académie du journalisme et des médias (AJM) de l’Université de Neuchâtel. Une version de cet article a été publié le 20 avril 2024 dans La Tribune de Genève.