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Comment mon Facebook est devenu facho

Pendant sept semaines, la volée 9 de l’AJM s’est plongée dans une « expérimentation Facebook » particulière, bien décidé à comprendre le fonctionnement de ses algorithmes et de sa bulle filtrante. Conclusions et ressentis.

Déroulement de l’expérience

Sous l’impulsion de Nathalie Pignard-Cheynel et dans le cadre du cours « compétences numériques pour le journalisme », la volée 9 de l’AJM a conduit une expérience Facebook assez particulière.

Du 21 février au 11 avril 2017, les élèves, répartis par groupe, ont créé de faux comptes Facebook et choisi pour chacun un candidat en lice pour le premier tour de la présidentielle française. Le but était de se faire passer pour un ses supporters et d’essayer de comprendre comment l’algorithme Facebook fonctionnait.

Arriverons-nous à déceler les mécanismes de cette fameuse bulle filtrante ? Est-ce que le réseau social réussirait à définir pour quel candidat nous étions affiliés ?

D’autres questions nous venaient en tête. Nous voulions aussi comprendre comment et pourquoi Facebook décidait de mettre des contenus médiatiques en avant plutôt que d’autres sur notre fil d’actualité. Pour cela, nous nous sommes abonnés à une cinquantaine de médias sur Facebook, tous variés sur le plan de la ligne éditoriale ou de la couleur politique.

La stratégie

Mon groupe a décidé de choisir le candidat républicain François Fillon. Nous avons ouvert un faux compte sous le pseudonyme de Margot de Diesbach, jeune femme de 24 ans habitant à Paris.

Sans adhérer à sa page officielle ou à ses différents groupes de soutien, notre stratégie consistait à partager un maximum de contenus médiatiques et d’articles journalistiques faisant référence au candidat de droite. A côté des partages, nous avons aussi aimé, liké et commenté de nombreux contenus se référant à François Fillon. Nous avons publié régulièrement des statuts de soutien sur notre mur Facebook, au moyen du hashtag #Fillon2017.

Exemple d’actions que nous faisions régulièrement sur Facebook :

Un fil de plus en plus politique

Rapidement nous nous sommes aperçues que notre compte avait évolué. Au début de l’expérience, notre fil d’actualité nous proposait des contenus variés : aussi bien des articles faisant référence à la politique, à la culture en passant par l’actualité internationale, environnementale, ou le simple fait divers.

A partir de la deuxième semaine, Facebook avait commencé à filtrer nos actions : notre fil d’actualité était devenu largement politique. La majorité des posts étaient liés à la présidentielle française.

Si notre notre compte était devenu politique, le réseau social continuait tout de même à nous proposer des contenus de différents médias (nous avions aussi bien des articles provenant de Libération, Valeurs actuelles, Le Temps, ou encore du journal La Croix). Les autres candidats à la présidentielle avaient aussi une forte visibilité sur notre fil de l’actualité. Il y avait autant d’articles citant Benoît Hamon, Jean-Luc Mélenchon, Emmanuel Macron et Marine Le Pen que François Fillon.

A partir de la troisième semaine, notre fil d’actualité a été envahi par des journaux plus marqués à droite (le Journal du Dimanche, Valeurs Actuelles ou encore La Croix). Sans nous avoir encore catalogué comme supporteur de François Fillon, Facebook avait compris que Margot de Diesbach était de droite et très intéressée par l’actualité politique.

C’est au bout d’un mois que le réseau social nous a véritablement identifié comme « fan de Fillon ». Le candidat a commencé a occuper les trois quarts du fil d’actualité. La majorité des articles proposés étaient positifs sur son sujet : on le défendait, malgré les différents scandales affiliés au “PenelopeGate”.

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Nous étions entrées dans la “Fillonsphère” : en quelques semaines, Facebook nous a enfermées dans une caste. Notre compte nous proposait aussi de rejoindre les différentes pages de soutien du candidat républicain, et ne manquait pas de nous rappeler les réunions et événements politiques en lien avec le candidat de la droite, comme le rassemblement sur la place du Trocadéro.

Bienvenue dans la fachosphère

Facebook nous avait cernées : nous étions de droite et nous supportions Fillon. La bulle filtrante semblait avoir bel et bien fonctionné. Mais ce qui est devenu plus inquiétant, c’est que notre compte Facebook a commencé à nous affilier aux partis d’extrême-droite.

Bien que François Fillon est souvent jugé comme étant un conservateur, nous avions de plus en plus de contenus déviant de sa ligne politique.

Facebook nous proposait de plus en plus d’articles issus de la frange extrême-droite des plus virulentes. Pas mal de contenus provenaient de média comme le Boulevard Voltaire , connu notamment pour ses positions islamophobes et anti-multiculturalisme. Notre page nous proposait des articles souvent liés aux thématiques de l’anti-immigration et de l’interdiction du voile. Mais aussi plusieurs contenus soutenant le Front National et son combat.

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Les suggestions de groupe étaient aussi explicites. On nous proposait de rejoindre certaines pages tels que “Pediga France” : patriote européen contre l’islamisation de l’occident,  “Nous sommes français et nous votons Front National”, “Le coin des patriotes”, ” Pour une France propre et anti-islam”. Ou bien encore des pages antisémites et négationnistes.

Exemple de certaines propositions rencontrées :

Comment expliquer cette dérive ?

Non seulement Facebook nous a enfermées dans une bulle filtrante, mais a aussi assimilé le candidat de droite à des suggestions de groupes possédant une ligne politique raciste, anti-islam et négationniste. Comment expliquer un tel rapprochement de la part de l’algorithme ?

En quelques semaines d’expérimentation, la propagande d’extrême-droite a réussi à se rendre visible sur notre page, alors que nous ne soutenions pas la candidate du Front National. Avec près de 10 millions de voix pour Marine Le Pen au second tour, l’extrême droite progresse dans les têtes et dans les urnes. Serait-elle également en train de gagner une bataille sur internet ?

Sans pouvoir répondre directement à cette question, nous pouvons néanmoins confirmer certains faits.  La blogosphère d’extrême droite domine sur le web et figure comme l’un des secteurs les plus dynamique sur la toile, comme le souligne les journalistes et  auteurs du livre Dominique Albertini et David Doucet dans « La Fachosphère : Comment l’extrême droite a remporté la bataille du Net » (Ed. Flammarion).  Les auteurs sont catégoriques : l’extrême-droite s’est mieux adaptée et plus rapidement emparée de la toile que les autres partis.

Interview de David Doucet, rédacteur des Inrocks :

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