Une enquête de Der Spiegel et Bayerischer Rundfunk a montré que le simple fait de porter un nom d’origine étrangère suffisait parfois à être discriminé dans la recherche d’un appartement en Allemagne. L’étude mettait également en évidence des discriminations liées au genre, et des différences significatives entre les villes étudiées. Nous avons voulu réaliser une étude similaire en Suisse, pour voir si on retrouvait, ou non, les mêmes tendances.
Eléments initiaux
Nous avons créé 18 personnages en recherche d’un appartement. Six de ces personnages avaient de patronymes à consonance typiquement suisse. Il s’agissait de:
- Léa Rochat (femme, 26 ans, responsable achats)
- Maxime Gerber (homme, 28 ans, ingénieur)
- Laure Favre (femme, 27 ans, avocate)
- Jean Aubry (homme, 26 ans, experte-comptable)
- Lucas Bavaud (Homme, 27 ans, responsable ressources humaines)
- Emilie Courvoisier (femme, 28 ans, psychologue)
Nous avons ensuite créé quatre profils dont les noms avaient une consonance sénégalaise:
- Mamadou Diallo (homme, 26 ans, marketing manager)
- Ibrahima Wade (femme, 27 ans, responsable communication)
- Lamine Diouf (homme, 28 ans, avocat)
- Fatou Diop (femme, 27 ans, ingénieure)
Quatre profils dont les patronymes avaient des noms à consonance tunisienne:
- Fatma Touati (femme, 27 ans, statisticienne)
- Hanene Mlayeh (femme, 26 ans, informaticienne)
- Oussama Chemmam (homme, 27 ans, avocat)
- Khalil Haddadi (homme, 28 ans, responsable communication)
Et quatre profils dont les patronymes avaient une consonance turque :
- Ece Uzunguney (femme, 27 ans, développeuse informatique)
- Ebru Turkoglu (femme, 26 ans, responsable achats)
- Ismail Yilmaz (homme, 27 ans, ingénieur)
- Ozturk Koybasi (homme, 28 ans, informaticien)
Comme on peut le voir, dans les quatre groupes de patronymes, les âges et les professions sont similaires et la parité homme-femme est respectée. Tous ont de plus des professions renvoyant à la classe moyenne supérieure. Ainsi, la seule variable différenciant les quatre groupes de personnages est l’origine de ceux-ci.
Nous avons ensuite créé 11 messages-types, contenant des contenus similaires et utilisables par les 18 faux-personnages. En voici trois pour exemple:
« Bonjour,Je suis actuellement en recherche d’appartement car je change de lieu de résidence pour des raisons professionnelles. Je suis avocate depuis un peu moins de quatre ans et m’installe à Fribourg (j’ai 26 ans). Votre annonce correspond tout à fait à mes besoins. Serait-il possible de convenir d’une visite?
Salutations, Laure Favre » |
« Bonjour,Je suis actuellement à la recherche d’un appartement à Sion ou environs. Je m’appelle Lamine Diouf, j’ai 28 ans et travaille comme expert-comptable. Votre annonce a retenu mon attention car elle correspond bien à ce que je cherche. Je vous serais reconnaissant s’il était possible d’organiser une visite.
Bien cordialement, Lamine Diouf » |
« Bonjour,
Votre annonce a retenu toute mon attention car je déménage pour raisons professionnelles à La Chaux-de-Fonds dans quelques semaines (j’ai 27 ans et je suis depuis trois ans développeuse informatique). Quand serait-il possible de visiter l’appartement? Bien à vous, Ece Uzunguney » |
A noter encore qu’à aucun moment nous n’avons précisé la nationalité dans nos applications, mais nous supposons que tous possèdent le passeport suisse.
Nous avons décidé de nous focaliser sur le marché immobilier de quatre différentes villes de Suisse romande: Lausanne, Fribourg, Sion et La Chaux-de-Fonds. Nous avons enfin créé une adresse email pour chacun de ces 18 personnages.
Les différentes étapes de l’étude
Une fois ces bases posées, nous avons envoyé 4 postulations par jour pendant 3 mois.
Chaque jour, entre fin août et fin novembre, un programme écrit par nos soins sélectionnait quatre offres au hasard sur l’un des principaux sites de petites annonces spécialisé dans l’immobilier en Suisse. Le programme postulait pour des appartements en se fondant sur deux critères seulement: il devait se trouver dans un rayon de 20 km autour de l’une des quatre villes sélectionnées, et comporter entre deux et trois pièces.
Le programme prenait ensuite au hasard deux noms à consonance suisse, et deux noms à consonance étrangère. Puis, un texte était choisi aléatoirement pour chaque personnage et envoyé par mail à l’adresse du propriétaire.
A la fin de l’expérience, nous avons classé chaque email envoyé dans deux catégories, suivant la manière dont il avait été traité par la gérance de l’appartement.
La première catégorie contenait les requêtes qui avaient été suivies d’une proposition de visite, ou dont la réponse évoquait une possible visite. On va parler ici de réponse positive.
La deuxième catégorie contenait toutes les requêtes qui n’avaient pas obtenu de réponse, dont la réponse était négative ou alors qui n’avaient reçu qu’un accusé de réception automatique. On va parler ici de réponse négative.
Une fois ces données triées, nous avons pu passer à l’analyse. Nous avons d’abord comparé les résultats observés pour les personnes aux noms à consonance suisse par rapport à ceux des personnes avec des noms à consonance étrangère. Nous avons ensuite étendu l’analyse, comparant les résultats des différents pays d’origine des noms, mais également comparé les villes entre elles.
Y a-t-il discrimination entre les demandeurs à nom à consonance suisse et étrangère?
Pour voir si nos données sont interprétables, nous utilisons le test du chi-carré, un test utilisé couramment en statistique descriptive. Le but est de contrôler si nos variables sont bien indépendantes l’une de l’autre, c’est à dire qu’elles ne s’influencent pas entre elles.
Pour ce cas, nous allons vérifier si ces données sont interprétables:
Non | Oui | Grand Total | ||
Noms à consonance étrangère | 96 | 49 | 145 | |
Noms à consonance suisse | 68 | 65 | 133 | |
Grand Total | 164 | 114 | 278 |
Partons de l’hypothèse que les demandeurs à noms à consonance suisse ou étrangère n’ont pas d’influence sur la réponse positive ou négative d’une visite. Nous le faisons rapidement grâce au site socstatistics.com.
L’expérience nous montre qu’à un niveau de confiance de 95%, nous pouvons rejeter notre hypothèse. C’est à dire que, très probablement, avoir un nom à consonance étrangère influence le fait d’avoir droit à une visite ou pas.
Nous pouvons donc interpréter nos données et les représenter sous forme de graphe.
Nous constatons que les demandes émanant de noms à consonance suisse, sont 48,87% à recevoir une proposition de visite. Ceux émanant de noms à consonance étrangère ? Seulement 33.79%. Sur un si petit lot de données, la marge d’erreur n’est pas négligeable. Elle est représentée en bleu clair sur le graphe. Il y a donc 95% de chances que la valeur réelle (celle qui correspondrait à une étude sur l’ensemble des annonces du site) se retrouve dans la partie bleue claire du graphique.
Nous rééditions notre méthode pour comparer les différentes origines des patronymes.
Non | Oui | Grand Total | ||
Sénégal | 20 | 13 | 33 | |
Suisse | 68 | 65 | 133 | |
Tunisie | 32 | 17 | 49 | |
Turquie | 44 | 19 | 63 | |
Grand Total | 164 | 114 | 278 |
En réduisant le seuil de signification du test du chi-carré à 90%, les résultats indiquent que les noms d’origine turc et tunisien sont davantage discriminés que ceux d’origine sénégalaise et suisse.
A chaque ville son marché du logement
Autre phénomène révélé par l’étude: plus le marché immobilier est saturé, moins on a de chance d’obtenir une visite. En occultant la question de l’origine du nom, pour travailler sur des échantillons significatifs, le postulant a obtenu une visite dans 61% des cas à La Chaux-de-Fonds, contre seulement 27% à Lausanne.