Quatre ans après être devenus pionniers européens en légalisant la consommation d’insectes, les Suisses restent frileux et rechignent à mettre criquets, grillons et autres vers à farine dans leur assiette. Si ces insectes sont souvent reconnus pour être le futur de notre alimentation, la Suisse n’est pas encore prête à s’y précipiter. Où est le blocage ?
Le 1er mai 2017, le printemps démarre avec un message fort pour ouvrir la saison des grillades. La Suisse autorise la commercialisation de trois insectes comestibles. Flairant le bon coup, et devant un élan de curiosité nationale, la Coop et la Migros mettent grillons, criquets et vers à farine dans leurs rayons.
Bruts ou transformés, ces insectes deviennent pendant quelques semaines les coqueluches sur les tables d’apéro. On fait rire les amis, on taquine le courage de la famille, les palais jouent à se faire quelques petites frayeurs. Mais après l’adrénaline de cet élan expérimental, les ventes retombent rapidement.
L’Europe dans le traumatisme médiéval
Quatre ans après leur légalisation, seule une petite niche de clients – souvent les producteurs eux-mêmes et leur entourage – achètent régulièrement des produits à base d’insectes. Pour la grande majorité, les acheteurs sont des curieux ponctuels. Comment expliquer cette timidité ?
Fer de lance du projet de légalisation dès 2014 (et organisateur à l’époque d’une dégustation insolite au Palais fédéral…), Jürgen Vogel souligne la hauteur de la barrière culturelle : «Le monde occidental garde un certain traumatisme de la peste au Moyen-Âge. Les insectes y ont été associés, et cette réputation d’animal sale et diabolique n’est jamais vraiment partie. L’autre raison est simplement climatique : contrairement aux pays tropicaux où les insectes grouillent toute l’année, la rudesse des hivers européens n’a jamais permis à ce que l’on s’habitue à ces petites bêtes».
Comment s’habituer ?
Pour l’ex-militant de la cause entomophage, la faiblesse des ventes n’est pas forcément décevante : «On savait que cela prendrait beaucoup de temps à se démocratiser. Notre but était surtout de rendre la curiosité possible, d’ouvrir des horizons culinaires, pas d’imposer les insectes à toute la population».
Pour un véritable basculement, Jürgen Vogel s’amuse à espérer une catastrophe alimentaire : «Dans le confort actuel, rien ne peut vraiment bouger. Ce qu’il faudrait, c’est une crise internationale de l’industrie de la viande, qu’elle passe à 400 francs le kilo à cause d’une pénurie ou d’une pandémie bovine. Là, la consommation d’insectes pourrait véritablement s’imposer».
Moins apocalyptique, la piste de la sensibilisation dans les écoles est également avancée :
«Dans mes stands de dégustation, j’ai remarqué que les enfants étaient bien moins coincés que leurs parents. Il faut encourager cette curiosité dans les cantines, comme souvent le changement passe par les habitudes de la jeunesse».
Jürgen Vogel
Aux yeux tempérés de Jürgen Vogel, il ne faut pas s’inquiéter de la lenteur de la transition : « Le futur se prépare lentement. Dans les années 1970, personne ne misait un sou sur la production d’alimentation végane qui pourtant était déjà un sujet. La consommation d’insectes va probablement suivre la même trajectoire. Et amenuiser la barrière du coût qui est souvent compliquée – et inévitable – pour les innovations».
Et si le futur était ailleurs ?
Sensible à l’argument de la durabilité, l’association étudiante Vega’Neuch – qui comme Jürgen Vogel s’attèle à penser le mode d’alimentation de demain – reconnaît les avantages écologiques de la culture d’insectes mais y voit une fausse solution : « Evidemment que c’est mieux que l’élevage bovin, mais cela reste de l’exploitation animale pour notre seul plaisir gustatif. Il n’y a pas de raison de penser qu’un criquet, qui dispose d’un système nerveux, a moins de valeur ou de potentiel de souffrance qu’un veau. Il faut offrir d’autres perspectives, surtout lorsqu’on voit comment le monde végétal est rempli de possibilités ! ».
Entre bienfaits nutritifs et nouvelles pistes écologiques, les avantages de la culture d’insectes restent souvent insoupçonnés… ©Thibault Nieuwe Weme
À l’écoute du discours végan et antispéciste, Jürgen Vogel admet que la révolution alimentaire passera peut-être par une autre voie que celle de la culture d’insectes : « Au final, il est légitime de penser que l’entomophagie ne fait que remplacer un animal par un autre, et donc un problème par un autre ».
S’inspirer des autres
Plusieurs pays européens, la France en tête de file, sont sur le point de faire basculer les insectes comestibles dans la légalité. Tout n’est encore que spéculation, mais probablement que les tendances audacieuses se multiplieront d’ici quelques années, et avec elles une émulation qui mettra la population suisse en confiance. Première sur le plongeoir, la Suisse a peut-être seulement besoin d’être rejointe par quelques camarades pour oser se lancer.
Par Thibault Nieuwe Weme
Ce travail journalistique a été réalisé dans le cadre du master en journalisme de l’Académie du journalisme et des médias (AJM) de l’Université de Neuchâtel.
Légende photo ©DR