Dans cet EMS vaudois, toutes les lumières sont éteintes. Sauf une: au sous-sol, une équipe œuvre contre la saleté des systèmes de ventilation. Un travail discret mais essentiel. Plongée dans cet univers de camaraderie et de canalisations.
Les portes de l’ascenseur s’ouvrent sur la réception. Une odeur tenace prend au nez. Pas désagréable mais loin d’être fraîche, elle semble coller aux murs. Un parfum propre aux maisons de retraite, qui rappelle les visites aux grands-parents. Dans les étages, les pensionnaires dorment depuis belle lurette et ignorent que dans le réfectoire se tient une petite réunion. C’est l’heure de la pause pour le joyeux quatuor de l’entreprise ISS, active dans la gestion et maintenance d’installations. Tandis que les infirmiers, aides-soignants et éducateurs occupent le devant de la scène, eux tracent leur chemin en arrière-plan, accomplissant dans l’ombre un travail essentiel au fonctionnement harmonieux de l’établissement. Attablés sous une lumière blanche, Fehim, Adel, Cagdas et Ismail apportent un peu de chaleur à la pièce. Ils rient, se tapent sur l’épaule, commentent la fraîcheur de cette nuit de novembre. Un sac en papier brun et jaune d’une célèbre enseigne de burgers traine dans un coin, vestige d’un repas bien mérité.
On aime l’équipe, on a une grande amitié. C’est ça qui me fait tenir toute la nuit.
Cagdas Yilmaz
Si la morosité s’est emparée de l’établissement, la convivialité règne dans le réfectoire. « On aime l’équipe, on a une grande amitié. C’est ça qui me fait tenir toute la nuit », souffle Cagdas en donnant un coup de coude à Fehim, 19 ans, benjamin du groupe. Il laisse échapper un « je t’aime » drapé d’humour à l’intention de son jeune protégé, qui le remercie, hilare. « Fehim, c’est notre petit frère », confie Adel en baissant d’un ton. Des amis ou une famille élargie, chacun a son point de vue. Une alarme sonne et rappelle la troupe à l’ordre: il est temps de pointer et de redevenir des collègues.
Dans les entrailles de la ventilation
L’équipe se divise. Derniers échanges de plaisanterie et poignées de main. Cagdas et Ismail s’en vont sur un autre chantier, alors que la nuit de Fehim et Adel se poursuit au sous-sol de l’EMS. Changement de pièce et d’ambiance: la température chute et l’odeur intrusive s’estompe enfin. « On se trouve à la ligne d’arrivée de la saleté », explique Adel. Lors de l’entretien des systèmes de ventilation de la cuisine et du réfectoire, des amas de poussière et de graisse traversent les canalisations et terminent leur course dans une unité centrale. « Vous ne pouvez même pas vous imaginer ce qu’on trouve dans la ventilation. Ça vaut vraiment la peine de nettoyer », poursuit l’employé en tapotant un conduit.
En fond sonore, le bourdonnement monotone de la ventilation. Ce bruit continu se mêle aux échos métalliques des conduits. Pour chasser les saletés, les deux collègues se divisent les tâches: Adel se munit d’un aspirateur, et Fehim d’un produit chimique et d’un chiffon. Et que ça brille! Des volutes de désinfectant envahissent la pièce. Les compères restent silencieux, s’échangent tout au plus quelques sourires. Le frottement du chiffon contre le métal et le sifflement ponctuel de l’aspirateur remplacent les mots.
Nettoyeurs de l’ombre
Décrasser, astiquer, plaisanter: l’équipe réduite d’ISS s’active à l’abri des regards, dans le souterrain. Mais passer inaperçu fait partie de son quotidien. « On fait un métier de l’ombre même en pleine journée. Les canaux de ventilations sont cachés et personne ne les voit. Personne ne s’intéresse à la ventilation », lâche Fehim. Occupé à lustrer un filtre, Adel insiste sur le caractère incontournable de leur intervention: sans leur passage régulier, les conduits d’aération accumuleraient trop de graisse et de saleté. Entre mauvaise qualité de l’air et risque d’incendie, la santé et la sécurité des résidents dépend donc du travail effectué par ces noctambules.
« On est presque comme des Tortues Ninja », s’amuse Adel. Une comparaison farfelue mais qui lui convient parfaitement. À l’instar de ces héros reptiliens, Adel et son équipe arpentent souvent des sous-sols sombres pour atteindre des conduits cachés. S’il n’a pas de carapace, il doit parfois revêtir une protection qui n’a rien à envier à la tenue d’un « astronaute » pour venir à bout des saletés les plus obstinées. Leur arme fatale? La soude caustique. Implacable contre les graisses, elle l’est également pour la santé: au simple frôlement de la peau, elle provoque une brûlure cuisante. Les yeux pétillants, Adel ouvre un grand coffre débordant d’équipements. Il y plonge ses mains gantées et en ressort, avec un brin de fierté, une imposante cagoule protectrice. « Finalement, c’est toute une armure qu’on enfile parfois », glisse-t-il.
Mission accomplie
Au bout d’une heure, le système de ventilation brille comme un sou neuf. Preuve de leur labeur nocturne, Fehim et Adel collent des étiquettes sur l’unité centrale, affublées du logo ISS et de la date de l’intervention. Au rythme du grognement constant des ventilateurs, ils plient bagage. Retour à la réception de l’EMS: pas un chat à l’horizon, mais quelques degrés de plus et le parfum envahissant qui retrouve son chemin jusqu’aux narines. Pas le temps de s’attarder. Une cigarette plus tard, les deux collègues s’éloignent dans la nuit noire, en direction de leur camion. Les Tortues Ninja en polo bleu regagnent leur repaire.