Dans un contexte où la presse imprimée se bat pour sa survie, le Centre d’Impression Romand à Monthey continue de faire tourner sa rotative chaque soir. Reportage au cœur de la nuit, entre l’encre et le papier, là où les journaux prennent vie grâce à une mécanique bien huilée et une équipe dévouée.
L’imprimerie de Bussigny fermera ses portes en 2025, a-t-on appris avec stupeur en août dernier. Dans un contexte jalonné d’incertitudes pour la presse romande, une question cruciale demeure : qui imprime les journaux?
Pour le savoir, direction le Centre d’Impression Romand (CIR) à Monthey, au cœur de la fabrique fabuleuse du journal, où l’encre et le papier entrent chaque soir en symbiose grâce au travail d’une équipe dévouée à la mécanique de la presse.
“90’000 journaux par heure”
Il est déjà 20h mais la nuit commence à peine pour celles et ceux qui s’activent dans cet intérieur imbibé d’odeurs. L’entrée dans l’imprimerie ressemble à une plongée dans un univers unique. On se sent comme Charlie qui reçoit son ticket doré pour la chocolaterie.
À l’arrivée, Thierry, le directeur des lieux, attend sur le pas de la porte. “Je vous attendais!”, lance-t-il, tout sourire. Très vite, le tu remplace le vous. Dans le métier, la proximité du tutoiement préside à la formalité du vouvoiement.
Il raconte l’histoire qui a mené à la construction du CIR. Propriété d’ESH, qui édite ArcInfo, Le Nouvelliste et La Côte, le centre installé à Monthey depuis 2019 réunit l’impression des trois titres sous le même toit. Une imprimerie flambant neuve à 20 millions de francs, alors qu’ailleurs, la tendance est plutôt à la fermeture.
“Ici, on peut produire jusqu’à 90’000 journaux par heure!”, s’exclame Thierry. Sur son visage se devine une certaine fierté pour son imprimerie et son équipe : “On est presque une entreprise familiale”, dit-il, avant de repartir vers son bureau.
Un monde qui sent l’encre et le papier
Tout commence au premier étage. L’atmosphère s’alourdit sous le poids du son de la rotative. À 20h30, la gigantesque machine recrache déjà les journaux à une cadence folle. Le Nouvelliste apparaît sur les titres qui défilent. Le compteur rouge indique le nombre de tirages déjà sortis: 18’506. Le tout-ménage de ce soir sortira à près de 110’000 exemplaires.
Jean-Yves, opérateur pré-presse, est chargé de recevoir les pages numériques après le bouclage des rédactions. “Pour imprimer un journal, il faut créer des plaques avec une machine qui grave les pages une à une avec un laser pour que l’encre qui s’y dépose soit ensuite fixée sur le papier”, explique-t-il.
Claudia, rotativiste, récupère les plaques prêtes et ordonnées pour les poser dans les cylindres de la rotative. Elle manœuvre ensuite au cœur de la machine, où les odeurs d’encre et de papier règnent immédiatement. L’ambiance est moite, mais la cadence des rouleaux donne le tempo.
Une rotative venue tout droit de Zurich
La rotative s’étend sur trois étages. “La machine, qui appartenait avant à la NZZ, a été démontée à Zurich pour être transportée et remontée ici, à Monthey”, raconte Nicolas, responsable maintenance, qui était du voyage. Une cathédrale de métal, où les pages qui s’enroulent et se déroulent donnent le vertige.
D’un côté, Le Nouvelliste poursuit sa course. De l’autre, les plaques de La Côte sont posées, prêtes à estamper. À 21h, la machine démarre sous l’œil attentif de Sébastien, rotativiste lui aussi. Les pages immaculées se colorent ; aspirées, retournées puis pliées, elles jaillissent finalement comme par magie sous forme de journal.
Le moment est périlleux pour Claudia et Sébastien. Il faut vite vérifier la qualité du journal qui sort. “Là, par exemple, le bleu n’est pas assez foncé, donc je vais en ajouter”, explique Sébastien, tout en pianotant sur son clavier pour injecter de la couleur. Claudia vérifie, elle, que “le journal est correctement plié sur la ligne de pliage” et que “les doubles pages sont bien alignées”. Tous deux veillent au respect minutieux des détails.
Un ballet aérien de journaux
La suite a lieu au rez-de-chaussée. Au pied de la rotative, Vincent s’active pour charger le papier dans la machine. “Les bobines peuvent peser jusqu’à une tonne” et “avec celle-ci, on peut imprimer 24km de papier, soit 20’000 exemplaires de journal”. Mais pas le temps de bavarder, Vincent doit déjà déballer la bobine suivante. Ici comme en haut, le bobinier s’adapte au rythme de la rotative.
Une fois imprimés, les journaux s’en vont à l’expédition. À 22h, changement de décor, on quitte le monde des odeurs pour rejoindre le tumulte des canaux de chaînes et autres machines qui servent à enrouler, encarter, adresser et empaqueter les journaux avant leur envoi. Le bourdonnement de la mécanique du tri se substitue aux vibrations de la rotative. Deux salles, deux ambiances.
« Dans la presse, tu sais toujours à quelle heure tu commences mais jamais à quelle heure tu finis. »
Patrick, agent d’expédition et chef d’équipe
Patrick, chef d’équipe et opérateur d’expédition, supervise l’encarteuse. Sorte de moulin supersonique qui tourne à pleine vitesse, “l’encarteuse ouvre les journaux et y insère différents suppléments”, explique l’opérateur d’expédition, par ailleurs chef d’équipe. Travailler la nuit? “C’est complètement différent, confie Patrick, et dans la presse, tu sais toujours à quelle heure tu commences mais jamais à quelle heure tu finis.”
Les journaux poursuivent ensuite leur ballet aérien. Puis c’est l’adressage, l’empaquetage et le tapis roulant achemine les journaux vers la sortie, où les paquets ficelés sont rassemblés par zones de distribution et chargés dans les camions avant d’être confiés aux messagers pour le portage.
« Notre imprimerie, dans dix ans, je suis sûr qu’on continuera de lui donner à manger du papier. »
Thierry, directeur technique du Centre d’Impression Romand
Une presse qui n’a pas dit son dernier mot
Il est minuit quand la visite se termine. Dehors, le son des machines n’est plus qu’un souvenir diffus dans le calme de la nuit. Dedans, chacun-e continuera jusqu’à 3h du matin au minimum, avant de répéter les mêmes gestes demain soir. Et ainsi de suite.
Au moment de quitter l’imprimerie, Thierry réapparaît sur le pas de la porte. L’occasion de lui demander comment il voit le futur de la presse. “Ça fait plus de vingt ans qu’on dit que le journal n’en a plus que pour dix ans, mais il est toujours là”, dit-il d’un air confiant. Et d’ajouter : “Notre imprimerie, dans dix ans, je suis sûr qu’on continuera de lui donner à manger du papier”, assure-t-il en souriant, son Nouvelliste du lendemain sous le bras.