Aline, garde-faune en devenir

Aline Carron-Murisier, ce dimanche 10 novembre au lac des Toules (VS). (Photo: Raquel Alonso)

Aline Carron-Murisier a été nommée vendredi dernier au poste de garde-faune du Val d’Entremont (VS). Nous l’avons rencontrée à la veille de ce changement. Entre carrière, maternité, doutes et combativité, retour sur le parcours singulier qui a mené cette chasseuse-pêcheuse jusqu’à son objectif.

«Je suis ici chez moi.» D’un geste, elle désigne les forêts de conifères, les prairies et les montagnes rocheuses qui lui font face. Une main sur le volant de sa Porsche, l’autre tenant le bout gigotant de sa canne à pêche coincée entre deux sièges, Aline Carron-Murisier mène son véhicule comme elle mène la discussion: avec assurance. Ses yeux sont rivés sur la route escarpée et pourtant, à l’approche du lac des Toules, dans sa région valaisanne, elle appuie subitement sur le frein et ouvre la portière avec enthousiasme. Le doigt pointé vers un horizon lointain, ses yeux brillent: «Tu le vois ?» Un point noir pour tout un chacun, un chamois en plein repas pour la chasseuse.

En sortant le matériel de son coffre, elle troque machinalement son bandana pour une casquette. Le soleil l’a surprise en décidant de l’accompagner pour la dernière partie de pêche de l’année. Sur le couvre-chef, des nuances de vert et un squelette de poisson à l’œil flamboyant, menaçant. Un détail, tout comme les lettres gothiques brodées sur ses vêtements de camouflage: DeerHunter.

De la transmission à la reconversion

Le milieu de la chasse, Aline le côtoie depuis l’enfance grâce à son père passionné par cette activité. Pourtant, elle révèle avoir «longtemps été anti-chasse». Une hostilité née à ses neuf ans lorsqu’une caravane du WWF passe par son école. «L’équipe nous a dit que les chasseurs avaient tué le dernier gypaète, un oiseau très rare qui avait été réintroduit. Je suis rentrée à midi et j’ai crié à mon père: « Vous avez tué les gypaètes! » Je ne lui ai plus parlé pendant des semaines. C’est un passionné d’oiseaux, il n’aurait jamais fait ça mais je lui en ai tellement voulu.»

À 18 ans, Aline rejoint la police. «Puis je suis devenue maman et je me suis lancée à fond dans ce rôle, je n’avais pas le temps pour autre chose.» Arrivée à la quarantaine, elle qui se charge de l’audition des victimes d’abus sexuels, se demande alors si elle pourra supporter toute sa vie la charge émotionnelle qu’implique son métier. Tandis qu’elle est assise au bord de l’eau, affairée à fixer son appât jaune vif à son hameçon, elle raconte avoir appris «au détour d’une conversation» il y a quelques années, que le garde-faune de la région allait prendre sa retraite. Ressentant le besoin de se renouveler et d’exercer au cœur de la nature qu’elle affectionne tant, elle décide de se lancer pleinement dans une nouvelle quête: lui succéder. L’appréhension de devoir tuer reste toutefois présente dans son esprit.

«Le moment où il a fallu tirer la première bête, je me suis dit: « Mon Dieu, ça va aller? » Mais finalement, le coup de feu a été la suite logique de toute la journée que je venais de vivre». Ses yeux se baladent sur l’eau, s’arrêtent sur le flotteur. Aucun poisson à l’horizon. D’un mouvement sûr, elle fait tourner le moulinet, ramène la ligne pour la relancer vigoureusement. «Le premier chamois, j’ai pleuré. Je me suis demandée pourquoi j’avais fait ça. Est-ce que c’était juste?” Elle marque une pause. “Mais oui, c’était mon rôle en tant que chasseuse. Je lui ai rendu hommage, j’ai eu du plaisir. Ça m’a donné de la confiance, ça m’a convaincue de ce que je faisais.»

Un parcours au féminin

Pour prétendre au titre de garde-chasse, elle enchaîne rapidement avec l’obtention de son permis de pêche. «Ce qui m’anime, c’est la quête d’avoir quelque chose et le processus pour l’obtenir, pas le poisson en lui-même.» La semaine dernière, elle a finalement postulé pour la place convoitée depuis tant d’années. Si elle est acceptée, Aline sera la deuxième femme actuellement en poste dans le canton. Au sein de sa vallée, le Val d’Entremont, elle est la seule chasseuse au féminin. «Je ne m’estime pas comme les autres chasseurs. Dès le moment où la chasse commence, il se passe un phénomène chez les hommes que je ne saurai pas expliquer. La viande, le pouvoir de tuer qui s’empare d’eux… C’est dans ces moments que je ressens la différence qui nous sépare.» 

Se faire une place dans un milieu très masculin, à travers drague et dédain, c’est un combat qu’elle a déjà mené par le passé. «Je sais que si je suis choisie comme garde-faune, ça va être très difficile. Certains misogynes ne supportent pas de te savoir supérieure à eux. À leurs yeux, tu ne devrais même pas être là.» Aline a retiré sa veste. Les yeux dans l’ombre de sa visière, on y décèle à peine une pointe d’émotion. «Je me suis demandé si j’étais prête à revivre mes débuts difficiles dans la police, il y a 26 ans. Certains voudront me faire la misère mais oui, je suis prête.»  

Parmi tous les obstacles, seule sa fille, Lilou, aurait pu la dissuader. À 16 ans, l’ironie a voulu qu’à l’instar de sa maman dans sa jeunesse, celle-ci soit une anti-pêche convaincue. Pourtant, entre mère et fille, c’est le respect et l’amour qui priment. «Elle n’aime pas quand je tue un chamois mais quand je rentre, elle me dit quand même: « Maman je suis super fière de toi. »» Lilou, d’abord inquiète du regard des autres, raconte s’être résolue en constatant la passion qui anime sa mère: «Finalement, je m’en fiche de ce que les autres pensent, si elle est heureuse. Moi, je l’admire.» Pour la dernière fois, Aline remonte sa ligne. Aucun poisson n’a mordu à l’hameçon mais ni frustration ni déception sur son visage. Rien d’autre qu’une assurance presque sans faille.

Par Raquel Alonso
Ce travail journalistique a été réalisé pour le cours « Atelier presse I », dans le cadre du master en journalisme de l’Académie du journalisme et des médias (AJM) de l’Université de Neuchâtel.

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