Le réseau social créé par Mark Zuckerberg n’en est pas à sa première polémique (Brian Solis / Flickr)

Discriminer sur Facebook : un jeu d’enfant

Malgré les efforts de Facebook, il est toujours possible d’exclure des personnes d’une publicité, en fonction de critères de race, de religion ou d’orientation sexuelle. Démonstration en quelques clics.

En novembre dernier, le réseau social a annoncé qu’il allait suspendre la possibilité pour ses annonceurs de choisir son public-cible pour des publicités, selon des critères de race, notamment. La décision a été prise suite au scandale provoqué par une enquête du site d’investigation américain ProPublica. Le média avait révélé en septembre 2017 qu’il était, par exemple, possible d’exclure les Africains-Américains d’une campagne de publicité. Facebook, embarrassé, a déclaré fin novembre “suspendre temporairement cette fonctionnalité.”

Nous sommes pourtant parvenus, le 5 décembre, à contourner cette suspension et cibler notre audience, selon des critères d’appartenance religieuse, d’orientation sexuelle ou encore d’origine.

Gros Immobilier SA

Pour ce faire, nous créons un compte Facebook fictif ainsi qu’une page d’agence immobilière fictive, nommée “Gros Immobilier SA”. Tout y est: le logo, la description, un numéro de téléphone et une administratrice, Sophie Gros, née en 1977.

La publicité met en avant un appartement de 3 pièces sur les hauts de Lausanne (Chemin des Saules 1). Les photos d’une salle de bains spacieuse, d’un salon, ainsi qu’une chambre simplement décorée nous servent de base de travail. Nous pouvons alors commencer à cibler notre audience, en “boostant” la publication (payer pour augmenter la visibilité).

Tout intérêt pour “Islam” écarté

Sur les premiers critères, nous ciblons les femmes et les hommes de tous les âges habitant dans un rayon de 20 km autour de Lausanne. Notre audience de base est ainsi constituée de 420’000 personnes.

Nous pouvons à présent exclure. Si les catégories décriées par ProPublica n’existent effectivement plus sur Facebook (juifs, Africains-Américains, hispanophones), nous parvenons tout de même à cibler une communauté. Nous avons créé sept audiences différentes, en excluant à chaque fois une catégorie distincte : les musulmans, les juifs, les hommes homosexuels, les femmes homosexuelles, les handicapés, les Maghrébins et enfin les Africains. Nous avons construit ces catégories en agrégeant différentes intérêts ciblés (voir image ci-dessous).

La première publicité soumise à Facebook est celle excluant les personnes ayant montré un intérêt pour l’Islam, en fonction des posts et des pages visités par l’internaute sur Facebook et ailleurs. Elle est l’une des audiences les plus exclusives de notre enquête.

En écartant les personnes ayant exprimé un intérêt pour “Islam” sur Facebook, 30’000 personnes vivant à Lausanne sont exclues de l’audience de notre publicité. Le même nombre de personnes est évincé en supprimant les personnes intéressées par “Turquie”. L’exclusion de celles et ceux qui aiment “Maroc” permet encore d’écarter 10’000 personnes. Au total, sur une audience de base de 420’000 personnes, elles sont 70’000 à être exclues de notre public-cible, en seulement quelques clics.

Facebook donne son feu vert

Après une longue vérification (14 heures et 23 minutes), sans doute due à un plus grand contrôle suite aux affirmations de ProPublica, Facebook nous confirme par email que notre publicité a été vérifiée et approuvée.

Le lendemain matin, notre profil est suspendu par Facebook pour “activités inhabituelles”. Le message de modération du réseau social ne spécifie en aucun cas que notre publicité puisse être à l’origine de cette suspension. Le site est plutôt suspicieux quant à la véracité de notre compte et nous demande une seconde photo pour vérification.

Dans tous les cas, le processus de vérification des publicités sur Facebook a approuvé la nôtre. Facebook permet donc de discriminer les personnes pour, par exemple, ne vendre des appartements qu’à des personnes n’ayant pas affiché d’intérêt sur Facebook pour l’Islam.

Flou juridique

Nous trouvons-nous ici face à une discrimination au sens légal? Selon l’article 261bis du code pénal suisse, la discrimination concerne, notamment, le refus “à une personne ou à un groupe de personnes, en raison de leur appartenance raciale, ethnique ou religieuse, (d’)une prestation destinée à l’usage public”. Selon Bertil Cottier, Professeur de droit de la communication à l’Université de la Suisse italienne, exclure des personnes d’une audience Facebook en raison, par exemple, de leur nationalité ou de leur orientation sexuelle n’est pas une discrimination, au sens de cet article de loi : “Exclure des personnes juives ou arabes d’une audience est discriminant légalement mais écarter des personnes ayant exprimé un intérêt pour la gay pride, par exemple, ne l’est pas.”

La discrimination est d’autant plus difficile à prouver qu’il s’agit, dans notre expérience, uniquement “d’intérêts exprimés” et non pas d’appartenances affichées. Bien que potentiellement légales, ces possibilités de sélections vont à l’encontre des règles édictées par Facebook : “Les annonceurs ne peuvent pas utiliser nos outils de sélection d’audience pour exclure injustement des groupes spécifiques de personnes afin qu’ils ne voient pas leurs publicités.”

Malgré le changement de pratique et les directives de Facebook, la possibilité d’exclure une communauté d’une campagne de publicité demeure.

Lorraine Fasler & Vincent Ulrich